lundi 10 octobre 2011

11- L'Homme, illustré : Kwaidan, Masaki Kobayashi, 1964, Japon.

                           





On n'oublie rien, et eux non plus.

Kwaidan, en quatre histoires fantastiques, à la suite les unes des autres, décline ce qui pourrait être la maxime des fantômes : On n'oublie rien.

Quatre histoires de hantises, quatre contes qui, s'ils nous rappellent quel moraliste intransigeant fut Kobayashi, nous font découvrir combien il faut aussi un génial peintre de la pellicule.

Car ce qui frappe immédiatement, au spectacle de Kwaidan, c'est sa perfection cinématographique.

L'esthétique de Kobayshi relève ici du « cinéma total » : images, mouvements de caméra, gestuelle des acteurs, direction artistique, musique et sons, tout semble ici travaillé par la même grande main démiurgique, en un geste plastique ample et sûr de lui, créant avec assurance une symphonie sonore et visuelle, provoquant ce sentiment particulier que l'on n'éprouve que devant les chef d’œuvres : la surprise renouvelée devant la succession sans faiblesse des séquences sublimes, paradoxalement doublée de l'impression que chaque son, chaque image est exactement celle que l'on attend et qui est nécessaire à la progression du film. Kwaidan est un ballet évident et étrange.

Soyons francs, face à un film japonais, que ce soit le centième ou le premier, difficile de débarasser son attente d'un certain nombre de préjugés : si, à la vision, quelque chose semble nous échapper, on le mettra sur le compte de la différence culturelle, et du particularisme dont « on n'aurait pas la clef ».

Mais ce qui frappe dans Kwaidan c'est qu'il ne semble y avoir ni clef ni serrure : chaque récit offre une lecture limpide, de celle qu'on peut faire d'une fable.

C'est même la beauté du fantastique tel qu'il est représenté ici: comme dans la vraie vie, les fantômes de Kwaidan apparaissent, simplement par une surimpression qui s'accorde progressivement à l'image. Et, comme on l'évoquait plus haut, c'est par la simplicité de l'effet, artificiel et codifié, que l'on est paradoxalement, surpris et saisis.

C'est à un genre souvent bancal qu'appartient Kwaidan, celui du film à sketches. Dans le film de Kobayashi, pas de fil conducteur ou de transitions assurées par un narrateur, même ci une voix off intervient dans chacune des histoires. Ce sont des panneaux blancs, annonçant la fin du récit précédent et titrant le suivant qui séparent les moyens métrages d'une quarantaine de minutes chacun- le dernier étant un peu plus court. Le lien entre les histoires est purement thématique, et le film est simplement la succession de quatre fables fantastiques.

Cheveux Noirs : Un samouraï, dévoré par l'ambition, épuisé et aigri par sa pauvreté, renie sa première épouse au profit d'une seconde, riche héritière. Il s'imagine que sa prospérité matérielle enfin comblée, il deviendra un homme serein. Mais le souvenir de sa première femme le hante jusqu'à l'obsession. Les raisons l'ayant poussé au remariage apparaissent au yeux de sa seconde épouse...

La femme des neiges : Deux coupeurs de bois, isolés dans un forêt par une violente tempête, se réfugient dans une cabane pour la nuit. Ils sont visités par un spectre, qui tue l'un, mais émue par l'autre lui laisse la vie sauve à condition qu'il n'évoque jamais devant personne ce qu'il vient de voir. Dix ans plus tard, marié, pauvre mais impatient de fêter le nouvel an avec ses enfants, le coupeur de bois se souvient de cette nuit là.

Oïchi sans oreilles : Un joueur de luth aveugle est visité par le fantôme d'un soldat mort. Ignorant sa nature, il accepte son invitation à venir chanter pour son maître le récit de la bataille qui vit la défait et la mort de l'armée du seigneur. Comment se délivrer de cette invitation, renouvelée nuit après nuit, et qui laisse Oïchi chaque fois un peu plus épuisé, au péril de sa vie ?

Dans un bol de thé : chaque fois qu'il approche ses lèvres d'un bol de thé, un samouraï y voit apparaître le visage d'un homme. Il finit tout de même par le boire. La nuit venue, l'homme apparaît...

Toutes ces histoires répondent à un cahier des charges de la « nouvelle fantastique » qui ne nous est pas inconnu et n'a rien d'exotique : dans la tradition, toute américaine par exemple, des Tales from the Crypt de Jack Davis, chaque récit propose une chute forte ou surprenante, et une morale, ici laissée à la réflexion du spectateur.

Chacun des quatre récits présente un personnage victime d'une hantise, parfois inconsciente- je pense ici au coupeur de bois qui a oublié non seulement sa promesse à la femme des neiges, mais jusqu'à son existence. Qu'il soit conscient ou pas de son voisinage avec les fantômes, le héros connaîtra à chaque fois un châtiment terrible. Comme souvent, le fantôme ne pardonne pas, et la mauvaise conscience de l'homme aurait raison de sa quiétude, de sa capacité au bonheur, parfois même de sa vie. Chacun des quatre hommes au centre de kwaidan va payer, sa cupidité, l'oubli de sa promesse, son orgueil, sa colère.

Dans le contexte d'une culture qu'on a si souvent dite étrangère à la notion de péché, on verra bien ici une forme de châtiment de la faute. La tâche provoquée par la mauvaise action demeure indélébile. Et avec ses fautes, nulle duperie possible, comme on peut le voir parfois, mais un prix à payer, toujours.

Si ce qui hante les samouraïs, le joueur de luth, le coupeur de bois de Kwaidan est universel, on aura envie à la vision du film de se demander ce qui hante le spectateur qui les regarde, et Kobayashi, en 1964.

Bien sûr, comment ne pas penser à la culpabilité, certainement, du cinéaste vis à vis du passé militaire du japon, des exactions commises en Chine (Kobayashi a 20 ans en 1937), des choix de son pays pendant la seconde guerre mondiale (il y participe), du ressentiment vis à vis d'une société qui dit préfère la mort au déshonneur. Pourtant, l'honneur, qui est au centre du questionnement de Hara-Kiri est ici écarté des préoccupations des personnages, et c'est certainement un des choix qui participe de l'universalité du film.

On est ici motivé par l'appat du gain, la necessité de survivre ( Cheveux Noirs et La Femme des Neiges), et on est parfois simplement trahit par son impulsivité ou son ignorance (Oïchi et Le bol de thé). C'est de remords, de regrets, d'amnésie, d'emportement qu'il est question, et pas de grand dilemmes d'honneur, d'altruisme ou de sens du sacrifice. C'est à l'intimité des âmes que s'interesse Kobayashi, pas aux grandes démonstrations théatrales de valeurs qu'il déteste sans doute.

Plastiquement, le cinéaste traduit cette intimité du regard en faisant de la maison le décor principal de chacune des histoires, et le cadre de transformations plastiques significatives comme cette maison envahie par les herbes quand elle est abandonnée par son maître, ou ces portes qui s'ouvrent et se ferment chez le coupeur de bois, annonçant l'entrée du fantastique dans l'espace domestique.

Il faut d'ailleurs insister sur la beauté de Kwaidan, comparable à une poignée de films seulement- il faut chercher du côté de Michael Powell pour trouver pareil éblouissement pictural et sonore.

Tourné presque entièrement en intérieur, Kobayashi pose souvent en arrière-plan de ses décors, contre le mur du studio, des toiles peintes- représentant parfois des éléments mobiles, figés par la peinture : flammes rouges immobiles derrières les spectres de Oïchi sans oreilles, ou surtout, grands yeux scrutant les bois enneigés de La femme des neiges.
La mise en scène de Kobayashi, si elle s'enferme en intérieur, n'a rien de théatral ou de statique. Lent travelling impressionnants, cadrant en légère contre plongée, travellings latéraux plus rapides accentuant le volume des décors, basculement de l'axe de la caméra pour souligner la folie soudaine d'un personnage : la grammaire de Kobayashi est moderne, mais jamais grasse, ni baroque.

Ce qui saisit peut-être le plus, ce sont les jeux de lumière, par lesquels, bien souvent, le fantastique se manifeste. Contentons-nous de citer ce plan sublime : passant du jaune au bleu, l'éclairage sur le visage de son épouse rend évident au coupeur de bois ce qui lui avait jusqu'à présent échappé : la ressemblance frappante de son épouse avec la Femme des neiges.

On touche là à une conception archaïque du fantastique : à la faveur d'un jeu de lumière, à la faveur de la nuit, quand les ombres changent et dansent, on voit des choses que la conscience a oublié, des choses enfouies au plus profond de chacun, depuis que l'homme est homme peut-être.

Mais aussi d'un point de vue cinématographique : filmer le fantastique, c'est filmer ce changement d'éclairage, qui fait apparaître ce qui était invisible sous nos yeux, cette présence que nous connaissions mais ne voyions pas.
Mario Bava, dans un de ses trucages les plus célèbres, et les plus saisissants, faisait apparaître pour Riccardo Freda la vieille femme cachée sous les traits de la jeune Giana Maria Canale, dans Les Vampires.

C'est avec ce même rayon fantastique que Kobayashi a éclairé les hommes et les femmes de son chef d'oeuvre, Kwaidan.




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