mardi 11 octobre 2011

12 – Parc d'obscure attraction : Le Mystère Andromède (The Andromeda Strain), Robert Wise, USA, 1971


Concernant le genre qui nous intéresse, il faut régulièrement en revenir aux fondamentaux. Pourquoi donc prenons-nous du plaisir à regarder ces films qui nous présentent des histoires le plus souvent tragiques, aux développements inquiétants, aux circonvolutions sanglantes, dérangeantes, absurdes, pourquoi donc continuons-nous d'éprouver avec délectation ce mélange d'effroi et de frénésie pour des spectacles dont la réalité factuelle nous horrifierait sans aucun doute ? Vous aurez reconnu dans la description de cette étrange passion pour le cinéma fantastique, très justement appelé Horror movie en anglais, la très vieille définition énoncée par Aristote il y a vingt-quatre siècles maintenant, et qui lui donnait l'occasion de justifier l'existence de ces spectacles littéralement « horribles » que sont les tragédies par la Catharsis, cette forme de la purgation des passions à l'œuvre dans tout spectacles d'histoires infâmes. Ainsi passer son temps à regarder des mondes s'éteindre, des jeunes femmes éviscérer leurs amants, des crocodiles dévorer tout ce qui passe, ou encore des araignées de pierre s'exciter sur de pauvres astronautes, pourrait passer pour une « corruption de l'âme », il n'en est rien, n'oubliez pas qu'apprécier ces œuvres – ce n'est déjà pas forcément les aimer ! - ne nous conduit pas à apprécier la réalité de ce qu'elles montrent : nous n'aimons ni éviscérer nos amant(e)s, ni dévorer des policiers, ni même faire des misères aux astronautes – encore que je n'ai jamais essayé... C'est que le fantastique appartient de fait au monde de la fantaisie, un univers dont la vérité n'est surtout jamais la réalité. De nombreux genres, sous-genres, et même le fameux réalisme, notamment psychologique, tant apprécié des spectateurs se défiant d'un genre éventuellement malsain, participent de cette même fantaisie : la comédie, le film de guerre, le film d'amour, le musical, le western, le polar, le film d'aventure, etc. Toutefois un seul genre prétend faire de son irréalité son essence même : le fantastique, qui lorsqu'il s'assume comme tel peut surprendre tout un chacun. Ainsi, n'oublions pas que le genre le plus usité par un Woody tout new-yorkais et pourtant très loin des têtes tranchées et des boyaux éviscérés, est le fantastique.

Alors que penser de ce désir d'étrangeté, ce plaisir de l'épouvante, cette envie de terreur ? Est-ce une manière de conjurer, dans un geste magique, ces pulsions ordinaires qui nous envahissent régulièrement, comme semblerait nous le dire Aristote, une « purgation de l'âme », un genre de médecine de la psyché, dont l'horreur visible et négligeable est à la mesure de nos noirs démons intérieurs ? Ce serait un peu facile, et un peu simple que d'imaginer se « disculper » de ce goût par un tel tour de passe-passe. Non, aimer le cinéma fantastique, c'est d'abord savoir, et revendiquer comme participation à son plaisir, qu'il s'agit de cinéma, c'est prendre un plaisir tout particulier à la mise en scène de l'horreur – et bien entendu non à l'horreur elle-même, faut-il le répéter. Comment pourrait-on lire ce goût de la mise en scène, voilà qui pourrait être l'une des perspectives de lecture du film qui nous intéressera ce soir, Le Mystère Andromède. Ouf !

Le film du vieux Robert Wise nous raconte l'histoire d'une chute, celle d'un satellite envoyé par l'homme dans l'espace et malencontreusement retombé sur terre, à proximité de la petite ville de Piedmont, Arizona, qui se retrouve aussitôt en quarantaine. C'est une crisis situation que s'amusera à nous raconter ce film, depuis l'exploration de la petite ville jusqu'à sa résolution en un Deux ex machina un peu rapide. Les protagonistes de cette fable moderne sont un petit groupe de scientifiques, héros ordinaires et obscurs de l'éventuel sauvetage de l'Humanité, rien de plus, rien de moins, une fois encore.

L'intérêt de ce film ne réside pas dans l'histoire qu'il nous raconte – une tel récit a déjà été raconté de nombreuses fois et le sera plus encore à l'avenir – mais bien dans les choix qui sont faits pour la raconter. Il n'est ici pas sans intérêt de souligner que ce film s'inspire de l'un des premiers romans de Michael « Jurrasic park » Crichton, metteur en scène pour le cinéma par ailleurs d'un fameux Mondwest, qui décrivait à l'instar du parc à dino une utopie de l'entertainment échappant brutalement à ses créateurs, pour le plus grand plaisir des spectateurs. Il en va ici de la même chose : nous prenons un plaisir certain à contempler le virus ramené par le satellite sur notre planète détruire tout être vivant qui l'entoure, nous savourons sa découverte, sa mise en lumière, son élucidation, par le biais de force machines longuement détaillées, elles-même auscultées, magnifiées, à l'image de quelques accessoires inédits de plaisir qu'il s'agit de correctement adopter dans leurs complexes usages. Il y a quelque chose dans ce film de foncièrement sado-masochiste, même plastiquement, qui devrait nous renseigner un peu plus sur la nature du cinéma qui nous intéresse ici.

Une première longue séquence nous présente deux des scientifiques secrètement appelés à la rescousse par le gouvernement américain, arpentant les rues de la petite ville mortellement touchée par le virus. Le rythme est lent, poussiéreux, presqu'immobile, comme dans un western dont les cow-boys porteraient des tenues d'astronautes. Nous pourrions aller plus loin en imaginant que dans cette séquence, Wise dit littéralement adieu à l'Ouest mythique, mort, désormais monde étranger, nocif, empoisonné. Ces hommes en combinaisons intégrales parcourent les rues, explorent les maisons, à la rencontre, dans un jubilatoire split-screen, des habitants morts dans leurs postures quotidiennes à l'image des ensevelis de Pompéi. Et il y a dans cette exploration une volupté de voyeur que ne nous épargne pas Wise – de l'épicier mort à son comptoir jusqu'à la jeune hippie forcément tombée nue sur son lit. Évidemment, cette séquence comporte son lot d'angoisse ; ces images nous parlent, elles nous ressemblent – et sont toutefois désormais assez loin de nous. Mais il est indéniable que le plaisir de montrer, de mettre en scène est bien plus fort.

Il en va ainsi, et plus encore même, dès lors que notre groupe de scientifiques, ayant récupéré le satellite et le terrible virus qu'il transporte, s'enferme dans une « ferme » expérimentale perdue en plein Nevada – Etat du mirage Las Vegas... - qui s'avère abriter un immense laboratoire-puit baroque à cinq niveau sous-terrains. Rien ne nous est épargné alors de l'agencement du lieu, en guise de préalable à l'expérience à laquelle vont se soumettre nos scientifiques. Un plan vaguement électronique – goût d'une modernité aujourd'hui désuète qui fonctionne un peu désormais comme une madeleine de la science-fiction de notre enfance – nous présente donc l'ensemble des « épreuves » auxquelles devront se soumettre les quelques membres du petit groupe de « choisis » afin de résister à toute contamination, et le cas échéant, d'auto-détruire ce site hautement critique pour le reste de l'humanité. A partir de ce moment, et selon un code couleur éclatant (rouge, bleu, vert, gris) correspondant à chacun des niveaux du complexe, nos héros auront à subir déshabillages multiples, vaporisations blanchâtres, piqûres, examens et inspections diverses opérées par des machines rutilantes, des bras articulés, le tout au son d'une voix digitale et féminine au timbre voluptueux. Toute un dispositif de type sado-masochiste se met en place sous nos yeux : ces scientifiques vont se livrer à quelque expérience inédite, interdite pourrait-on dire, et rien de leurs gestes, de leur allure, de leurs pensées, n'est laissé au hasard. Il y a chez ces quelques hommes et cette femme un plaisir mis en scène à se laisser contraindre de la sorte pour faire la découverte qu'ils attendent tous, pour obtenir la révélation qu'ils sont venus, de leur plein gré, faire en ce lieu inconnu et intégralement « codé ».

Une autre séquence est éloquente à ce sujet. Alors que les scientifiques testent les « capacités » du virus, ils libèrent celui-ci à proximité de différents animaux, enfermés dans des cages, selon des modalités différentes. La séquence est longue, faussement à suspens, puisque l'on se doute bien que ces animaux vont mourir, et légèrement répugnante dans sa délectation à nous montrer l'agonie des cobayes. Cette séquence n'a aucun intérêt effectif quant à la progression de l'intrigue, elle n'est là que pour montrer l'excitation des scientifiques devant l'étude du virus. Comme un préliminaire. Les séquences qui suivront, à la dramatisation quasi-nulle, confirmeront cette intuition que ce film ne nous présente pas un drame, mais prends plaisir à la description d'un dispositif dont il s'agit de tirer le plus grand profit d'un point de vue esthétique. Ce laboratoire pourrait bien être un genre de club dionysiaque dont les participants sont les bacchantes célébrant le mystère du titre.

Andromède était cette femme captive, enchaînée, offerte à la fureur d'un monstre marin que Persée finit par vaincre en le figeant pour l'éternité. Les Andromèdes du film de Robert Wise s'enchainent eux-mêmes, non dans un geste d'abnégation, et non contraints par un quelconque complot impossible à prévoir : ils se soumettent pour s'accomplir, pour devenir ce qu'ils sont. Il n'y a contrairement à ce que l'on a beaucoup dit au sujet de ce film, nulle paranoïa dans cette histoire – contrairement à l'Apollo 18 de dimanche dernier – mais d'abord et avant tout la volupté, la sensualité, pourrait-on dire, au sens littéral, de pénétrer un mystère. Le plaisir complexe d'être spectateur, celui de jouir d'une situation parce qu'on la contemple, librement, quand bien même cette situation ne devrait pas apparaître comme source de contentement, c'est ce sentiment qu'explore le fantastique, à travers les délices de la mise en scène. Et s'il est question de purgation dans un tel spectacle, il n'est que celui du réel, insensible, indifférent, et qui n'existe pas en dehors des images qui nous permettent de l'appréhender. Etres sensibles nous sommes, et êtres sensibles nous demeurons – pour nous, même un virus a une forme.

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