mercredi 12 octobre 2011

13 - Elle n'est plus ici : Alice ou la dernière fugue, Claude Chabrol, France, 1977

                              



Elle s'appelle Alice Caroll, dit-elle pour se présenter à son hôte. Le clin d'oeil est clair, et la référence valide : Alice Caroll aussi, s'est enfuie, et s'est perdue, un petit peu volontairement. Comme chez Lewis Caroll, la fable est absurde (on s'y enfuit tout le temps... en tournant en fait en rond!), en apparence du moins, car à la fin, tout s'explique, très simplement.

Alice ou la dernière fugue sera donc l'incursion de Chabrol dans le fantastique cinématographique (il cosigne un Fantomas pour la télé, et apparemment un téléfilm fantastique : Les gens de l'été) - même s'il lui arrive de tirer certaines séquences de ses film vers une stylisation et une abstraction qui peuvent parfois dégager un climat assez onirique.

Film fantastique, donc, et même film de genre. Alice ou la dernière fugue est de ces films dans lesquels on regarde une jeune femme déambuler longuement dans une demeure habitée d'une présence invisible mais presque palpable. Ici, ce n'est pas une jeune femme en déshabillé blanc errant au clair de lune, c'est Sylvia Krystel qui se promène, souvent en plein soleil, dans une belle maison de maitre française.

Alice est prisonnière de cette maison, et chaque fois qu'elle essaie de s'en échapper, le sentier de son évasion finit par l'y ramener. Et c'est déjà en fuyant qu'Alice est arrivée là.

Après une scène d'ouverture sèche et particulièrement bien jouée, nous montrant l'habituelle dispute conjugale inévitable dans bien des comédies dramatiques à la française, Alice quitte son mari. Lorsque celui-ci fait appel à la raison et lui déconseille de prendre la route alors qu'il pleut violemment, elle ne l'écoute pas et c'est à l'intérieur de sa voiture, derrière l'épais rideau de pluie qui recouvre les vitres que nous la retrouvons.

La scène ressemble fort à la fuite de Janet Leigh dans Psychose, jusqu'au climat angoissant qu'elle dégage. Puis le pare-brise, brusquement, éclate. Alice y dégage un trou, et parcours les quelques mètres la séparant du parc d'une belle demeure, apparue providentiellement au bord de la route, et ou elle compte se réfugier un moment.

C'est dans cette maison qu'elle va, convaincue par la gentillesse du vieux maitre de maison (Charles Vanel) accepter de passer une nuit avant de repartir. Pense-t-elle, car elle ne parviendra pas à quitter la demeure, ni le lendemain, ni les jours suivants...

On ne pourra pas reprocher à Chabrol d'y toucher du bout des doigts. Le cinéaste du mal être banal, de la monstruosité cachée sous le visage le plus ordinaire, s'applique à créer une ambiance, cherche des idées plastiques pour faire exister l'étrange zone dans laquelle Alice est tombée.

Avec ses moyens habituels.

Une photo très plate, très naturaliste, qui crée un climat à la fois étrange et ordinaire. Des idées visuelles très simples aussi, sur lesquels le cinéaste n'insiste pas : un escargot posé au millieu du pare brise de sa voiture qu'Alice observe longuement, des oiseaux morts qui jonchent le chemin devant-elle, des peintures de cieux nocturnes, de cygnes et de lacs calmes ornant les murs de sa chambre comme autant de fenêtres ouvertes sur une autre réalité. Un jeune homme tout de blanc vêtu qui lui interdit de poser des questions...et un pompiste bavard qui est son sosie.

La mise en scène aussi, par moment sort de l'évidence d'une grammaire un peu passe partout. Ces travellings subjectifs en voiture, par exemple, nous faisant avancer à vive allure sur la route au bout de laquelle Alice pense trouver la liberté, et qui n'est pas sans faire penser à la caméra autrement plus folle du Evil Dead de Sam Raimi. Le beau plan, toujours subjectif, du pare brise brisé, occupant tout l'écran, au milieu duquel une main ouvre un trou découvrant un ciel nocturne. Ces panoramiques inquiets appartenant à une grammaire de l'angoisse typique du cinéma horrifique.

Le jeu que nous propose Chabrol, à condition qu'on s'y laisse prendre fonctionne plutôt bien. Mais cette errance, cette jeune femme perdue, désespérant progressivement de jamais s'échapper, cette bâtisse inquiétante, on l'a souvent vu, et on a pu préférer y faire des promenades plus baroques et plus nerveuses : dans Carnival of Souls, par exemple, avec lequel Alice ou la dernière fugue partage une conclusion inévitable.

Alice ou la dernière fugue ne manque pas de charme- notamment celui d'une Sylvia Krystel, parfois très émouvante, comme lorsqu'elle pleure silencieusement, comprenant que l'évasion est impossible.

Les images, le climat entretenu par Chabrol nous évoquent une école du fantastique représentée en littérature par des auteurs comme ceux qui animèrent la collection Angoisse- on pense à Marc Agapit- ou ce fameux fantastique belge, cher à Jean Ray ou Thomas Owen.

La force de ces choix esthétiques, c'est de faire du glissement vers le fantastique une question de point de vue, un léger décalage de perspective, un petit trouble optique plutôt que l'irruption du spectaculaire et de l'irréel, ou par la magie de l'effet spécial trompe-l'oeil. Ce que Chabrol nous montre est étrange comme un poème fait de mots banals et connus, mais dont l'agencement et le rythme, inhabituels, provoquent à eux seuls ce sentiment d'étrangeté.

Un oiseau mort sur le bord d'un chemin de terre, près d'une haie, c'est banal. Disposez en trente et le paysage familier devient étranger et intriguant.
Voilà comment Chabrol veut nous faire regarder, en se plaçant derrière Alice : comment transformer ce qui nous entoure, notre maison, notre vie domestique, en terre inconnue ou un voyage inquiétant redevient possible ? C'est presque à un jeu enfantin qu'on nous propose de participer. Alice ne dit-elle pas, d'ailleurs, à un moment, qu'elle veut bien jouer ?

Pour Chabrol, ce jeu, c'est surtout un exercice de mise en scène à fortes contraintes: un personnage et un lieu presque uniques, très peu de dialogues, presque pas d'argent et la seule mise en scène pour bâtir un long métrage. On ne peut pas dire que le cinéaste esquive la difficulté. Mais on ne peut pas dire non plus qu'il soigne chaque plan d'un film regorgeant d'idées, ni que le développement du récit dégage un suspens diabolique allant crescendo.

Mais l'essentiel est dit : au milieu de cette maison banale, Chabrol nous rappelle avec élégance ce que nous apprenions intimement dès notre plus jeune âge, quand la lumière éteinte, notre chambre changeait de dimensions, quand les ombres dessinaient des silhouettes menaçantes, quand les voix perçues à travers les cloisons n'étaient plus si familières.

Si Alice est prisonnière, c'est d'un paradoxe : comment, finalement, nos murs, nos chambres, nos jardins peuvent-t-il nous paraître si proches, alors qu'un rien peut les rendre tout à coup si étranges ?


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