vendredi 21 octobre 2011

23- Toutes des putes sauf maman: La résidence (La Residencia), Narciso Ibanez Serrador , Espagne, 1969.




Des jeunes filles errent dans un grande demeure. Elles sont au seuil de leur vie de femme, aux frontières de l'adolescence, et leur résidence leur apparaît comme une prison aux désirs qui s'éveillent en elles.

Cette évocation de la sexualité naissante, vue par le prisme d'une sororité forcée à l'intérieur d'une institution est presque un sous genre à part entière, souvent relié au fantastique, de Mais qu'avez vous fait à Solange ? à Innocence, en passant par Carrie, jusqu'à Sucker Punch.

Au long des errances de cette part de notre vie consacrée à aimer des films, il y a une sensation exaltante, qu'on éprouve au contact de certaines œuvres, et qui donnent l'impression de découvrir une pierre philosophale. Voir La fiancée de Frankenstein quand on n'a connu que L'Etrange Noël de monsieur Jack, découvrir Les Chaussons Rouges, alors qu'on est encore ébloui par Suspiria, regarder Alexandre Nevski alors qu'on met Conan le Barbare au dessus de tout.

La Résidence est de ces films dont l'ombre immense se projette bien au delà de sa notoriété relative. Car pour ceux dont la curiosité a rencontré le film de Serrador, impossible de l'oublier de sitôt.

Portant le nom de l'endroit où l'intégralité de l'action prend place, La résidence fait d'un grand et lugubre pensionnat de jeune filles un personnage a part entière. Le film a d'ailleurs été justement titré en anglais The house that screamed, illustrant à quel point le lieu semble vivant dans le film. Nous verrons que le cœur du scénario justifie ce point de vue sur le décor.

Car au cœur de la bâtisse, disparaissent les pensionnaires. Si ces disparitions sont inexpliquées, elles ne générent pas tellement l'inquiétude de ses responsables, surtout pas celle de la directrice sévère et dominatrice, Mme Fourneau (!). Celle-ci sait bien qu'au regard des punitions qu'elle inflige à certaines de ses pensionnaires, la plupart d'entre elles doivent souhaiter chaque jour de la quitter, et quelques unes passent à l'acte.

Pourquoi, alors, comme se le demande Irène, les évadées ne donnent jamais aucune nouvelles depuis leur nouvelle vie ? Pourquoi les familles n'interrogent-elles pas l'institution ? Pourquoi la directrice, en l'absence de nouvelles, ne contacte-t-elle pas autorités et familles pour s'assurer de la bonne santé des fuyardes ?

Parce que, bien évidemment, la maison les avale, en quelques sorte. Rapidement, le spectateur est témoin de la vérité : les jeunes femmes, qui essayent effectivement de s'enfuir, sont tuées par un assassin mystérieux, la nuit, dans les ténèbres de la maison. Plastiquement, le film est magnifique : jeux de couleurs complémentaires (violets et oranges, verts et rouges), cadrages précis, mouvements de caméra amples et réguliers, montage parfois très nerveux, et de belles compositions nocturnes privilégiant les zones très sombres d'où se détachent quelques éléments lumineux.

Les deux scènes de meurtre traitées à l'image provoquent un effet de saisissement : très baroques, elles associent à des images aux fonds très noirs, d'où émergent mains et armes du bourreau, visage ou bouche de la victime, des mélodies enfantines, presque des comptines se déréglant au cours de la scène. Ces scènes, n'hésitant pas à avoir recours à des effets de montage : fondus enchainés, succession très rapide de plans sont les sommets de mise en scène du film, au côté d'une mémorable séance de douche collective, et à un montage mettant en parallèle les ébats clandestins d'un livreur de bois et d'une pensionnaire et les travaux domestiques de ses camarades fantasmant sur ce que leur amie est en train de faire.

C'est dans ce montage que le film énonce le plus clairement son propos. Cet endroit, la résidence, est évidemment un lieu coercitif, l'endroit où il faut apprendre le refoulement de ses pulsions, la fabrique de l'épouse bourgeoise soumise et transformée en compétente gérante domestique. Durant les quelques scènes nous montrant les filles suivant des cours nous les voyons apprendre à coudre, à broder, à pétrir une pâte. Et les seuls professeurs, hormis la directrice, qui semblent présents sont des cuisinières et des domestiques. La répression du désir charnel est évidemment le cœur de toute l'organisation de la vie des résidentes, à tel point qu'on se demande si le lieu n'a pas été construit dans ce seul but.
Et, suivant un principe presque mécanique, le désir, comprimé a ce point va trouver des modes d'incarnation particulièrement détournés et pervers : puisqu'il est interdit de jouir de son corps, puisqu'il est interdit de désirer le corps d'un autre, la punition des corps désirant sera d'une violence extrême, mais c'est par cette punition, paradoxalement, que peut se paver le seul chemin possible vers le plaisir charnel.

Dès le début du film, on verra ainsi une jeune rebelle, enfermée dans une cave évoquant immédiatement l'univers cinématographique des cachots de l'inquisition, être punie par la directrice. Sur son ordre, trois autres pensionnaires complices vont fouetter leur camarade sous le regard brûlant et dominateur de Mme Fourneau. Une de ces jeunes filles, Irène, a un rôle essentiel. Elle est la complice de la directrice, le « kapo » qui va accepter d'être sa disciple. C'est Irène qui fouette Catalina, la directrice, elle, venant ensuite embrasser les zébrures du fouet sur le dos de la suppliciée.

Les personnages correspondent tous à un « caractère » de la vie d'une institution qui a tout de la prison. La directrice et son élève sont sans ambiguïté posées en tant que dominatrices. Il y a aussi la rebelle, il y a la resquilleuse qui parvient à ses fins secrètement, il y a l'idéaliste qui pense qu'elle parviendra à s'échapper un jour, et il y a l'ingénue, qui découvre la résidence.

Son arrivée correspond au début du film, et bien évidemment ce personnage est aussi le vecteur d'identification pour le spectateur. Nous entrons dans la résidence aux cotés de Thérèse. Envoyée là par « un ami de sa mère », on comprendra plus tard que cette dernière est une prostituée. Les filles, qui ont été fascinées et excitées par la découverte d'un corset à dentelle noire découvert dans la valise de Thérèse à son arrivée lui feront ensuite subir une humiliation terrible quand l'activité de la mère aura été découverte. C'est évidemment Irène qui dirige la torture, et qui en jouit en riant bruyamment. La scène a tout d'une scène de viol, Irène voulant forcer Thérèse à avouer que sa mère est une putain.

Si Thérèse est le vecteur du récit, Irène est sa véritable héroïne. Au deux tiers du récit, Serrador va tuer Thérèse, et ce n'est pas si surprenant, car cela permet de mettre en scène le véritable pivot du film, la rébellion d'Irène contre son mentor, et son émancipation, symbolique.

Il est assez beau de voir à quel point le réalisateur comprend et capte la pulsion de vie animant les jeunes femmes : elles demeurent au fond d'elle même des créatures désirantes, assoiffées de joie et de caresses. Dans une scène superbe, les jeunes femmes prennent leur douche, en rang, dans des espaces ouverts, isolées du regard les unes des autres, mais toutes soumises à celui de la directrice. Les filles doivent se doucher en chemise. Bien sûr, loin de circonscrire le désir produit par la vision de corps nus (voir c'est jouir), c'est l'effet contraire d'excitation qui est provoqué : les chemises trempées laissent apparaître l'auréole des tétons et l'arrondi des fesses, se collent au creux des reins (deviner, c'est désirer). Catalina va retirer son vêtement, et défier de sa nudité l'autorité de la directrice. Mais celle-ci, incapable de la punir, ne peut détacher ses yeux de son corps. Lorsque les regards s'échangent, des soupirs féminins envahissent la bande sonore...

Il y a un autre voyeur dans cette scène : Luis, le fils de Mme Fourneau, qui s'est glissé dans un conduit d'entretien pour regarder tranquillement les jeunes filles. On appréciera la limpidité de la symbolique... C'est lui qui en secret excite doublement les jeunes filles : il leur promet des récompenses amoureuses en même temps que la liberté. Amour et évasion sont d'ailleurs constamment associés dans le film, et à chaque fois qu'un fille s'échapper d'un recoin de la résidence, c'est avec une récompense amoureuse comme prétexte : rejoindre le livreur de bois, qui les culbute dans la paille (pour leur plus grande joie) ou quitter la résidence à l'invitation du fils qui promet de les retrouver dehors.

On ne sera guère surpris, à la fin du récit, que celui-ci soit la clef de l'enigme des meurtres. Le regard incestueux porté par sa mère sur lui, tout le long du film a fini par façonner un monstre à l'apparence angélique. A rebours, la conclusion achevée, il devient clair que les scènes de meurtres étaient des scènes d'amour, de l'amour malade porté par Mme Fourneau à Luis. La leçon qu'il donne à sa mère est le versant monstrueux de celle que Catalina lui administre par son insolente nudité : le désir, toujours, trouve un chemin, et un objet. Et c'est peut-être la liberté de celle qui est soumise, que de faire de son corps l'objet indispensable au plaisir de celle qui la soumet.

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