samedi 22 octobre 2011

24-25 Double Feature: le wagon à bestiaux (3) : Le chat !

Matthias : Afin de me racheter des errances de la semaine passée, j'accepte pour ce troisième « double feature » spécial Chat, la règle du jeu et me colle au (mini)film tiré de la nouvelle de l'un des fondateurs du fantastique moderne, l'américain Edgar Allan Poe, célébré – et traduit !- en son temps par notre national Charles Baudelaire, confrère poète d'outre-atlantique presque contemporain. Bon, avec le Chef de gare, nous aurons tout de même un peu dévié de notre rigoureuse route cinématographique : ce Chat noir est tiré d'une production télé, horreur !, justement appelée Masters of Horror, et qui conviait quelques « grands » noms du cinéma fantastique à l'adaptation en format relativement court (cinquante minutes) d'histoires plus ou moins fameuses – un peu à la façon des légendaires « Tales of the crypt », typiques des doubles ou triples programmes du samedi soir. L'autre infidélité à notre bien-aimé cinéma est bien sûr l'origine même de cette histoire, ô combien littéraire – et faite sans doute pour le papier plus que pour l'écran. Mais voyons ensemble tout de même ce que l'on peut tirer de ces images du noir félin et de son maître dément.

Le chef de gare : Quant à moi, c'est l'adaptation de Lucio Fulci, qui retiendra mon attention.


The Black Cat, Lucio Fulci, Italie, 1981.
Le Chat Noir (The black Cat) Stuart Gordon, Etats-Unis, 2005.

Qui est le Chasseur, qui est le Chassé ?

Gordon : Si notre questionnaire a en effet été élaboré par les plus grands experts prévisionnistes de Maudit's et autre instituts d'éclairage public, il est vrai qu'il suppose qu'il y a toujours un chasseur et un chassé. Or, dans le Chat noir, cette opposition n'est certes pas si évidente. Jeffrey Combs, l'acteur qui interprète dans cette version Edgar Allan himself – et il faut bien dire qu'il y a quelque chose de physiquement ressemblant entre les deux, même si l'expression permanente de Combs comme à son habitude l'emmène beaucoup plus vers la démence franchement sanguinaire que vers la mélancolie toute romantique – s'il semble très attaché à son compagnon aux yeux verts, l'est beaucoup moins que dans la nouvelle, où il nous est d'emblée précisé à quel point il y a quelque chose de simple et de « pur » dans le rapport amical aux animaux. Le propriétaire du Chat apparaît donc d'abord comme l'homme opposé au chasseur : il aime les animaux, sincèrement, parce que ceux-ci viennent flatter en lui ce qu'il y a de plus pur, de plus doux, de plus aimable. Dans le film de Gordon, aux couleurs quasi-monochromes, et à la reconstitution simple mais efficace, à l'attachement au Chat, appelons-le Pluton, Dieu des morts, puisque tel est son nom, est substitué l'attachement de Poe à sa femme, Virginia, souffrant de tuberculose. Et c'est parce qu'il s'inquiète de ce mal, et que le chat cristallise cette peur de la mort de sa femme bien-aimée, que son aversion pour Pluton va poindre puis se renforcer jusqu'à le rendre fou. Rien de tout ça dans la nouvelle. Si le personnage en vient à haïr son Pluton et à le chasser, ce n'est que du fait de sa propre nature toute humaine : il est perverti, voilà tout, il aime le mal pour le mal, sachant qu'il fait le mal et que ses actes lui causeront souffrance morale et haine de soi. C'est d'ailleurs cela qui est intéressant dans la nouvelle de Poe et qui disparaît dans le film de Gordon, l'homme est face au mal comme un chat face à son instinct, il ne peut y résister. Dans les deux œuvres, cette pulsion, même si elle n'est pas « justifiée » de la même manière, dans un cas fascination pour le mal, dans l'autre peur de la mort, prend une forme précise, ce que Poe, et le Baudelaire traducteur du XIXème siècle appelle avec lui, l'intempérance, entendez l'ivrognerie. Ce que Jeffrey Combs joue très bien.

Fulci : Chez Lucio, pas tellement de place pour les sentiments vagues et la demi-teinte, les glissements de l'âme et la lente corruption de l'esprit nourrie par l'angoisse face à la mort. Dès le départ, c'est carré : nous sommes dans un enchaînement de meurtres mettant à l'épreuve la sagacité de la police moustachue d'un petit village anglais. Sagacité toute relative, mais qui pourrait s'imaginer que les crimes sont commis... par un chat ! L'économie du film est presque celle d'un slasher, avec notre félin en guise de Jason Voorhes ou de Michael Myers de 50 cm de long. Notre chasseur semble donc tout puissant, et tout au long des 92 minutes du film, il va éliminer les uns après les autres les différents personnages d'un récit bien éloigné de la nouvelle de Poe. Mais on nous prévient dès le début : « Freely adpated from »- vraiment carré, je vous dis, et pas grand chose ne reste dans l'ombre dans cette histoire sans ambigüité. Si : la photo de Sergio Salvati, enlumineur régulier des cauchemars de Fulci. Que grâce lui soit rendue ici pour le plaisir qu'il nous donne. Sa lumière est très belle, et les scènes nocturnes, particulièrement travaillées ravissent l'oeil par des tableaux plein d'ombres desquelles émergent les personnages, ou souvent, les deux seuls yeux verts du chat. Ennio Onorati, in extremis, tente dans la conclusion du récit de rejoindre la thématique de la nouvelle : tous les meurtres du chat ont en fait été suggérés par un medium télépathe, dont l'animal- qui représente l'inclination de son maitre au mal- a fini par prendre le contrôle en inversant le rapport de suggestion institué entre les deux esprits. D'une certaine façon, c'est bien le triomphe de l'instinct sur la raison, à la fin du film. Mais bon, Fulci éprouve surtout le besoin d'expliquer finalement le comportement pour le moins peu conforme à celui que la nature permet au chat (il arrive quand même à provoquer un accident de voiture et à débrancher une climatisation!)- et comme toujours quand Lucio essaie de justifier ses rocambolesques et réjouissantes séquences meurtrières, il ne brille pas par la subtilité ou l'originalité.

Quelle est la place de l'américain moyen dans la Grande Chaîne Alimentaire ? 
 
Gordon : En l'occurrence, l'Américain dont il est question est tout sauf moyen. Ou plutôt, si dans la nouvelle en effet, il était ce modeste amateur d'animaux, et rien de plus, sinon en fait un monstre complet, comme n'importe quel homme moyen, semblait nous dire Poe, dans le film de Gordon cet américain moyen est devenu Edgar Allan Poe, l'un des plus grands auteurs de la jeune Amérique – elle a à peine trente ans lorsque il naît à Boston. D'ailleurs Gordon insiste à plusieurs reprise sur ce point, son personnage sait qu'il n'est pas n'importe qui, son grand père fut un général héros de la guerre d'Indépendance. Sa famille fait partie de cette aristocratie américaine qui n'a jamais dit son nom. Et pourtant, lui, Edgar Allan, est un marginal, un poète, un ivrogne, toujours à son point limite de tension. Gordon nous le présente à sa table de travail : il tient sa plume en l'air, incapable d'écrire la moindre ligne sur la page blanche qui vient occuper tout le plan. Puis une goutte d'encre s'écrase sur la feuille, il casse sa plume, la retaille, se blesse avec son couteau, et cette fois, c'est une goutte de sang qui vient s'écraser sur la feuille. Dans cette grande chaine alimentaire, la place d'Edgar Allan Poe, la place de l'artiste, du poète, du marginal qui refuse de faire ce qu'on lui demande de faire, et à qui est refusé jusqu'à la possibilité de soigner sa femme malade, sa place est décidément en deçà même du cafetier qui refuse de lui servir un verre supplémentaire à crédit. La place de l'américain moyen dans la grande chaine alimentaire dépend surtout de la taille de son porte-feuille...


Fulci : Nulle ! L'action se situe en Angleterre, et les américains sont ici bien à l'abri des griffes du chat. Mais pas de pirouette : quelle est la place de l'anglais moyen, me direz-vous ? Certainement pas dans le cœur de Miles, le medium télépathe, rejeté et considéré comme fou par la population effectivement très moyenne du village anonyme cadre de l'action. Fulci empreinte donc un peu aux histoires de sorcières- un policier parle d'ailleurs de « witchcraft » ) à propos des talents de Miles, et n'oublions pas que le chat noir est le compagnon traditionnel des adeptes de la magie- et est pointée du doigt l'habituelle masse de villageois, en général impatiente d'aller brûler en masse, torche au poing, quelque monstre suturé ou sorcière supposée. Ici, les quidams se contentent d'entretenir la réputation de Miles et de le laisser vivre dans le beau manoir où il s'est reclu. C'est certainement une des faiblesses de Fulci que de n'avoir pas su illustrer les rapports du medium avec cette population, puisque c'est tout de même la motivation finale des crimes. La place de l'anglais moyen dans la chaîne alimentaire dépend donc de son empathie pour son prochain, inutile de vous dire à quel point il est au premier rang de toutes le prédations possibles...

Et ce Chat noir, alors, comment est-ce qu'on s'en débarrasse ?

Gordon : On ne s'en débarrasse pas, pas plus que Spider ne se débarrassait de l'araignée qu'il avait au plafond la semaine passée. Ce chat noir pourtant, Dieu sait ce qu'il subit. A l'instar de la nouvelle, l'écrivain – mais cette fois littéralement, non seulement dans son écriture – l'énuclée, le pend, le brûle, le hache, ou du moins tente, l'emmure vivant, et ne parvient pourtant toujours pas en s'en débarrasser. Par contre, il parvient très bien à se débarrasser de son piano, de son oiseau, de son poisson, et surtout, surtout de sa tendre femme. Celle-ci, chose inhabituelle dans un film de 50 minutes, parvient à mourir deux fois ; une première fois des suites sanglantes de sa « phtisie », une autre fois des suites plus sanglantes encore du coup de hache que lui porte son mari tandis qu'il chassait furieusement le Chat noir venu l'observer et comme l'accuser de son œil rescapé. Poe assène donc une blessure fatale à sa femme, avant de camoufler son corps derrière un mur de la cave. Lorsque les policiers viendront faire leur enquête, Poe tout à son orgueil d'écrivain ou de monstre, suivant les versions..., les mènera à la cave pour leur montrer qu'il ne cache rien. C'est lorsqu'ils quitteront, tranquillisés, cet antre de la folie urbaine que résonnera le terrible cri d'outre-tombe. Derrière le mur, brutalement abattu pour libérer ce qui s'y trouve hurlant, se tient sur le cadavre de la femme le fameux chat noir qui ne regarde que d'un seul œil, Pluton le bien nommé. C'est lui qui se sera finalement débarrassé de son maître.

Fulci : Si Fulci et Onorati se sont sans doute déléctés de quelque chose dans la nouvelle de Poe, c'est certainement des sévices infligés à la pauvre bête. Pourtant, étonnamment, celui qui filma avec une complaisance pornographique la lente pénétration d'une écharde dans l'oeil d'une pauvre jeune femme de L'enfer des zombies, épargne ici le matou de son énucléation. Pour le reste, il va effectivement être pendu, puis emmuré vivant. Il y a bien un incendie, aussi, mais le chat n'en est pas la victime mais l'origine. Lucio, on l'a vu, aime bien que les choses soient claires, Miles précise donc régulièrement après la scène de la pendaison qu'il a essayé de tuer son chat, mais qu'il na pas réussit et que celui-ci est toujours vivant. On ne se débarrasse pas du Chat Noir, pas plus que de sa mauvaise conscience, et là encore, le film est relativement fidèle à la nouvelle, même si Miles ne regrettent jamais ses actes.

Au premier rendez-vous, est-ce que la bête embrasse ?

Gordon : La bête se câline. Elle ronronne, se blottit, s'assoit, se couche, mais n'embrasse pas. Mais bien sûr, il faut bien admettre, qu'un chat noir est probablement l'un des animaux les plus cinégéniques, et des plus fascinants à regarder. L'usage que Gordon en fait est tout de même assez faible, et même s'il nous semble que le choix de faire de Virginia une femme tout à fait féline à sa manière, participe sinon d'une érotisation de cette histoire, tout du moins d'une féminisation – Pluton pourrait bien être Plutonne, d'ailleurs ! - de la nouvelle de Poe. Virginia, cette femme fragile, l'est tout de même moins que ce sensible Edgar. N'a-t-elle pas plusieurs vies, elle également, à l'instar des chats ?

Fulci : Si le chat est certainement le plus tendre et le plus câlin des animaux domestiques, ce n'est pas chez Fulci que nous en aurons la preuve : dès le départ, ce chat là n'est que coups de griffes, feulements et pur instinct de nuire. Il a d'ailleurs ici un curieux pouvoir ici, celui d'hypnotiser ses victimes ( c'est bien pratique quand on ne bénéficie que des moyens limités des effets spéciaux d'un petit budget italien de 1981 ), ce qui coutera la vie à un pauvre pêcheur, pendant le pré-générique, incapable de garder le contrôle de son véhicule.

As-tu vu un bon film ?
Gordon : Bof... L'épilogue qui voit Edgar s'enfuir lorsque son crime est découvert et se réfugier dans une maison qui est en fait la sienne, vient nous rappeler que tout téléfilm doit avoir son dénouement. C'est le principe de ce genre de série. Là où la nouvelle de Poe demeurait sur une note horrifique et toute fantastique, ici en réalité, il nous est bien rappelé que « tout ceci n'était qu'un rêve ! ». La morale est sauve, l'écrivain peut enfin puiser dans son imagination un peu malade – il a tout de même franchement tendance à la prendre pour la réalité, cette imagination – de quoi faire sa postérité et au passage gagner beaucoup d'argent. Le marginal n'est plus tout en bas de la grande chaine alimentaire – il a désormais même les moyens de réaliser pour la télévision la plus mainstream des téléfilms à partir de ces histoires dont nul éditeur sérieux ne voudrait. Même s'il y a encore un certain talent de Gordon à fabriquer quelques images vraiment violentes, comme cette hache qui reste quelques instants coincée dans le visage de la femme de Poe, avant de se détacher d'une atroce blessure brièvement mais néanmoins complaisamment filmée, tout ce programme reste très en dessous des attentes légitimes que l'on pourrait avoir de la confrontation de deux univers, celui de l'auteur du Chat noir, de Metzengerstein, de La chute de la Maison Usher, et de tant d'œuvres séminales, et le metteur en scène de Ré-animator, probablement très mineur metteur en scène, mais toutefois de réputation suffisamment outrageuse pour s'attaquer sans scrupule à une figure aussi légendaire que celle de notre Chat noir.
La dernière image de ce téléfilm voit le personnage de Poe tracer sur sa fameuse page blanche, enfin !, les trois mots qui constituent le titre de sa nouvelle. C'est un début, mais pas le nôtre...

Fulci : Pas un mauvais, en tous cas. Les images de Fulci ont déjà été plus fortes qu'ici, et c'est un cinéaste toujours diminué par le scénario et par la contrainte de la narration classique. De ce point de vue, ce Black Cat n'a pas grande cohérence thématique, pas grand chose à dire et n'est certainement pas le vecteur d'une vision du monde habitant son réalisateur. Mais il y a de beaux morceaux de mise scène, la caméra est souvent en mouvement, Fulci filme à la grue, en travelling, à l'épaule, toujours avec le souci de la belle image, ses cadrages sont recherchés, comme par exemple ces nombreux plans au ras du sol nous mettant à la place du chat (mais là encore, qu'est ce que ça peut bien signifier?) ou cette jolie trouvaille consistant à filmer en gros plan les yeux du chat, puis les yeux de sa victime, ce qui permet d'effacer un rapport de taille bien désavantageux lorsqu'il s'agit de concrétiser la menace que représente le félin. Salvati soigne les lumières et pour peu qu'on y soit sensible, le film contient le quota attendu de ruelles et cimetières baignés de brumes, d'errances nocturnes à la conclusion sanglante, et de manoirs gothiques aux caves emplies de macabres secrets. Il faut reconnaître qu'Edgar Poe, dans tout ça, est réduit (comme souvent ) à l'argument publicitaire que représente son nom, proportionnel sans doute, à l'ignorance dans laquelle son œuvre est tenue par les spectateurs potentiels des innombrables adaptations de ses nouvelles.
Mais Fulci n'a pas réalisé la pire, loin de là, et son film, mineur dans son œuvre, démontre malgré tout un talent de metteur en scène bien au dessus de la plupart des tacherons du genre. La preuve : c'est le seul intérêt de ce film !

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