dimanche 23 octobre 2011

26 – Surveiller et punir : Les Diaboliques, H.G. Clouzot, France, 1955


Le pensionnat a décidément les faveurs du cinéma qui nous intéresse. Pas grand chose d'étonnant à cela toutefois : ce lieu clos, à la réputation vaguement inquiétante, s'apparente à la fois à une prison et à un théâtre où tous sont soumis au regard de tous, un lieu du panopticon, fantasme ultime du surveillant autant que du spectateur, dont la télévision, encore une fois n'a pas hésité à nous abreuver ces dernières années. Le pensionnat est aussi l'endroit de l'idéal mélange des âges, enfants et adultes cohabitants dans des relations à la fois de domination mais aussi de roublardise qui révèlent autant les uns que les autres, dans les jeux de miroir et de faux-semblants d'un microcosme censé nous renseigner également sur nous-mêmes. Les Diaboliques de Clouzot ne cesse de mettre en scène ce spectacle, cette exhibition de nous-même dans un espace social borné, et de manipuler ce spectacle afin d'en tirer quelque chose d'invisible, comme l'on pourrait évoquer à propos de la chose parlé quelque chose d'indicible – ce quelque chose qui dépasse la sphère de la seule représentation. Ce jeu avec les apparences, c'est bien là l'une des origines toute magique du cinéma fantastique, et peut-être même, du cinéma tout court.


Le film débute par une exposition classique des différents personnages qui vont composer l'intrigue. Au milieu des enfants, pour la plupart d'entre eux simplement associés à un groupe, un chœur pourrait-on dire, qui répète et confirme à haute voix les pensées taboues qui circulent parmi les adultes de ce lieu fermé, l'on rencontre d'abord les deux enseignants masculins du clan, interprétés par Pierre Larquey, ignoble d'obséquiosité, et un jeune Michel Serrault déjà investi de sa future veulerie. Les deux discutent à propos des trois jours de vacances qui vont s'ouvrir le lendemain matin – trois jours durant lesquels les enfants seront absents, et chacun sera libéré de la contraignante tutelle des autres. Le troisième personnage à nous être présenté est Nicole, enseignante elle-aussi, magnifiquement interprétée par une Simone Signoret toute d'autorité masculine et de mystère félin, et également maîtresse du patron de lieux, encore invisible au spectateur mais dont la présence empli les propos des uns et des autres. Lorsqu'apparaît Christina Delassale, Madame la Directrice, comme l'appelle ses collègues masculins, à la fois selon la convenance sociale de l'époque, mais aussi comme pour la rabaisser à sa place véritable, celle d'épouse de Monsieur le Directeur, très vite il apparaît au spectateur une complicité toute coupable entre la blonde et forte Nicole et la brune et frêle Christina, interprétée quant à elle par une Vera Clouzot dont la fragilité durant tout le film n'aura d'égale que la colère. Cette complicité tient au fait que si l'une est la femme du Directeur, l'autre est son amante, mais toutes deux loin d'être rivales, sont en fait désormais liées par la même détestation de l'ennemi commun : le mari, l'amant, ce Directeur tyrannique qui fait régner sur le pensionnat un régime de fer et d'humiliation – et qui est interprété avec un sadisme tout séduisant par un Paul Meurisse à la rigueur impeccable.


Si les enfants n'hésitent pas à rapporter que l'amitié suspecte des deux femmes trouve probablement dans son origine le goût qu'elles ont toutes deux pour la boisson, vice particulièrement odieux à une femme dans ces années cinquante, dès les premières minutes du film, les deux enseignants interprétés par Larquey et Serrault condamnent furtivement l'amitié décidément coupable qui peut exister entre une femme et la maîtresse de son mari. A la fois par l'opposition des physionomies, des natures et des situations sociales – Nicole est célibataire, marginale depuis qu'elle a démissionné de l'Education Nationale, à la suite d'un incident dont nous ne saurons rien d'autre que la probable gravité – Clouzot nous présente ces femmes non seulement comme des alliées, mais bien plus encore comme un couple. Le regard qu'il porte sur elles, et avec lui les autres personnages, ainsi que les enfants, ce fameux Chœur ponctuant régulièrement le récit, est d'emblée un regard impudique, sinon érotique.


La première apparition du Directeur, ce Michel Lassale autoritaire, d'un machisme à la fois dominateur et néanmoins ensorceleur, dans la calme violence de ses sarcasmes irrésistibles, est filmée par Clouzot comme l'entrée en scène du grand rôle, le Richard III de circonstance, que tout le monde craint et néanmoins honore. La servilité des deux autres personnages masculins à son égard nous renseigne tout de suite sur la nature de ce mâle dominant, qui n'hésite pas à humilier sa femme devant tous les enfants, lors d'une scène de repas dans le réfectoire qui loin de nous le présenter comme un monstre simplement abject, nous rend compte de son pouvoir charismatique auprès de toute l'assistance. La seule qui osera lui répondre restera sa maîtresse, qui lui dispute en cette enceinte le rôle de la dominatrice.


C'est d'ailleurs cette dernière qui pousse sa collègue à un suivre un stratagème qui devrait leur permettre de se débarrasser du mari tyran. Celui-ci a, à l'occasion du repas, prié sa femme, malade cardiaque, de ne pas trop attendre avant de mourir, afin qu'enfin l'argent qu'elle lui a apportée dans le mariage puisse lui revenir complètement de droit. Nous apprendrons par la suite que ce mariage avait probablement quelque chose de vénal. Cette jeune femme malade, mais riche, a pu ainsi contre l'avis de son mari autoritaire constituer cette école, ce lieu d'apprentissage, d'émancipation, pour le bien des enfants qu'elle accueille. Le sort de ces enfants, leur bien, voilà la seule chose qui permettra à Christina de se ranger à l'avis de Nicole : il faut éliminer Michel. Une agression d'un autre type semble avoir raison de ses dernières réticences. A l'issue de l'humiliant dîner, Michel reste seul avec sa femme, et tandis que celle-ci sort du cadre, il la rattrape hors-champs, dans l'expression d'un désir libidineux clairement énoncé, et qui pourtant ne ne se réalisera dans le film que sous la forme d'un cri, celui de Christina, résonnant dans toute la pension.


Au matin, elle rejoint Nicole et toutes deux quittent le pensionnat secrètement en voiture, pour rejoindre Niort, ville d'origine de Nicole qui possède encore là-bas une chambre, et qui en loue une autre à un couple d'enseignants aussi savants qu'obséquieux – comme si le savoir ne protégeait décidément pas de la lâcheté. A la suite de ce premier mouvement de leur émancipation, elles vont attirer par un habile coup de téléphone dans la chambre de Nicole le grand mâle blessé dans son orgueil, afin qu'il vienne récupérer sa pauvre épouse égarée. Lorsqu'il arrive sur place, sa première réaction est de séduire à nouveau sa femme, prête au divorce – en réalité, prête à bien pire. Elle lui a servi un verre, un dernier, dont le contenu contient une drogue qui doit l'assommer afin qu'il ne puisse opposer aucune résistance à ce qui l'attend. Christina hésite un instant devant les propositions de « nouvelle vie » qui lui fait son mari. Puis, alors qu'il semble qu'il est bien parvenu à la reconquérir, un dernier geste de sa part décide de son sort : il la frappe, un aller-retour à peine violent, mais dont l'humiliation renvoie à toutes les autres. A cet instant-là, nous sommes avec Christina, nous sommes pour qu'il meure. Nous avons choisi avec Nicole, et comme elle, nous avons en qualité de spectateur quelque doute sur la capacité, le courage de Christina, à aller jusqu'au bout. Dans ce trio, notre place est très clairement celle du vengeur. Les scrupules de Christina nous semblent un frein au déroulement implacable des évènements que nous voulons voir s'accomplir : la mort de Michel. Très vite, Clouzot nous met donc dans la situation d'être complices de ces femmes. Nous jouissons quant à nous de cette complicité et le suspens que fabrique Clouzot à partir des considérations morales de Christina raconte bien à quel point pour nous autres spectateurs, décidément sadiques, nous sommes débarrassés de ces envahissants préjugés. Au cinéma, dans ce monde où l'on peut tout voir, tout est permis, pour notre plus grand plaisir.


Lorsque Nicole noie Michel inconscient dans la baignoire, elle étend tout de même sur la baignoire une toile cirée qui cachera son corps au regard de sa femme – et au nôtre. Au matin, toutes deux enveloppent le corps dans cette toile – nous apercevons alors le regard « blanc » du mort, dont les yeux sont retournés dans leurs orbites. Le reste se déroule comme prévu : elles rentrent de nuit au pensionnat, jettent le corps dans la piscine. Il ne restera plus qu'à attendre qu'un enfant remarque quelque chose sous la surface de cette eau sale, et alors la thèse de la mort accidentelle sera authentifiée, et les femmes libérées de l'homme – libres enfin.


Toutefois, bien entendu, les choses ne vont pas tout à fait se produire de cette façon. Le panopticon va se dérégler, l'image ne va plus pouvoir enserrer la réalité des évènements – bienvenu dans un monde fantastique.


En effet, alors qu'il semble bien que Monsieur le Directeur réapparaît, mais hors-champs, le cadavre quant à lui, vérité palpable de ce qui vient de se passer, disparaît. Lorsque Christina demande au concierge de vider la piscine, ce rectangle blanc de carrelage, cette surface lisse et claire laisse apparaître ce qu'il en est vraiment : il n'y a pas de cadavre. Tout le reste du film va participer de cette explosion du scénario précédemment conçu, explosion en acte pourrait-on dire : le panopticon se transforme en hors-champs, tout ce qui était visible devient invisible, tout ce qui était concevable devient inconcevable, les morts semblent se relever de leurs tombes pour hanter les vivants coupables de les avoir tuer, les coupables sont devenus victimes et les victimes coupables. La folie guette. Les enfants sont le vecteur de cette révélation : n'est-ce pas l'un d'eux qui a vu le Directeur, et maintient cette affirmation, même si les adultes le punissent de ce mensonge ? C'est qu'il ne ment pas, même s'il était habitué à le faire, avec toute la roublardise de la jeunesse. Les deux femmes deviennent les jouets d'un fantôme qui a décidé de continuer son jeu sadique. Se venger de l'ignominie certes, mais avec délectation, et avec horreur. Jusqu'au dénouement fatal.


Dans une dernière séquence qui n'a rien à envier au Carpenter de Halloween, le croque-mitaine du mari odieux reviendra se venger – et enfin apparaître à sa femme et au spectateur, dans l'état où nous pensions l'avoir laissé quelques temps plus tôt : noyé, dans cette baignoire, tout à coup il se relève, et ses yeux sans vie nous regardent, jusqu'à la mort. Du moins celle de l'infortunée Chrisitna dont le cœur fragile défaille une dernière fois, accablé de terreur et de culpabilité.


C'est alors qu'intervient le Deus ex machina. La machinerie derrière le cinéma se dévoile. Tout ceci n'était qu'une mise en scène, imaginée et orchestrée par les deux amants pour enfin se débarrasser de cette épouse encombrante et finalement trop résistante. Nicole, qui semblait celle par qui l'émancipation allait avoir lieu, était en fait celle qui tirait les ficelles, tout autant que celle qui était manipulée par l'homme, son homme, son mâle, son dominateur. Finalement, l'illusion de cette femme-maîtresse s'envole. Elle est devenue conforme à l'image qu'elle était tenue de présenter : une femme soumise au désir de son amant vénal, et qui est allé jusqu'à tuer pour cela. Mais l'ordre des choses est plus encore respecté lorsque le vieux policier à la retraite qui s'était donné pour consigne de régler cette affaire viendra arrêter les deux amants coupables : si les femmes restent les femmes, la vieille sagesse masculine est là pour empêcher les diaboliques de triompher. Et ces diaboliques demeurent tout féminin, semble-t-il ; la morale est sauve, le panopticon toujours valable – l'autorité policière a su regarder où personne ne regarde...


Et pourtant, une dernière séquence vient mettre un peu de doute dans ce tableau bien agencé. Le garçon qui soutenait avoir vu le Directeur quelques jours plus tôt – et l'avait effectivement vu, de fait – à l'heure de la « liquidation » de la pension, déclare avoir vu la Directrice, pourtant décédée. De la malice ? Du fantastique, dans cet ultime action du Chœur du pensionnat ? L'enfant est puni, mais plus rien désormais n'empêchera la fermeture de l'établissement, l'aveuglement de dispositif de contrôle du pensionnat. Et plus rien, dans les dix ans à venir n'empêchera le mouvement irrésistible de l'émancipation définitive des femmes jusqu'ici soumises au pouvoir masculin. Une lueur d'espoir encore invisible, mais déjà là.

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