mardi 25 octobre 2011

28 - Why don't you all fade away (Talkin' 'bout my generation) : Hurlements, (The Howling) Joe Dante, USA, 1980

Certains films bénéficient des vertus de ce mois « fantastique ». Il est évident que sans la quinzaine de films déjà avalée, ce Hurlements n’aurait pas profité d’un regard suffisamment bienveillant et aiguisé susceptible de saisir ce que ce pur film de genre peut nous offrir. C’est aussi ici l’occasion pour moi de dire que c’est la première fois que je vois cette œuvre de Joe Dante, qui pourtant secoua mon enfance et mon adolescence avec ses Gremlins et autres Aventure intérieure… Et ce n’est donc pas non plus la moindre des vertus de ce blog que de me permettre de rattraper le temps de retard pris avec ma propre génération – et d’ainsi aussi mieux comprendre mon goût pour ce cinéma de la marge mainstream.



Joe Dante est typique de ce registre de cinéastes que j’ai déjà pu évoquer : ces hommes – et femmes – d’images formés non par le réel, mais déjà par les images, ces iconolâtres, ces dévots du genre, parsèment leur cinéma de références, de déférence même pourrait-on dire, à l’instar des Burton, des Tarantino, des Gans, etc. Ils sont aussi les enfants d’un monde nouveau, celui qui a vu leur jeunesse en finir avec le cinéma au profit de la télévision, formidable outil de diffusion de masse de ces images jusqu’à présent réservées aux salles obscures. Il y a dans cette génération le souvenir d’un cinéma découvert et parcouru non plus sur grand, mais bien sur petit écran, au gré des logiques de diffusion des networks déjà toutes puissantes, véritable révolution du spectateur et de son rapport au choix de l’œuvre. Toutefois, je maintiens que ce rapport tout fétichiste – c’est Le chef de gare qui m’a soufflé ce terme, lors de notre échange énervé et hors-blog sur Amer – à la chose filmée signale quelque chose de l’ordre de la perte du pouvoir de l’image quant à sa relation au monde réel.



Cela n’empêche pas toutefois quelques grands moments, dont ce Hurlements peut être un exemple.



Le film débute par une longue et magistrale – et je pèse mes mots – séquence d’ouverture qui nous présente une situation dont la progression est déjà très fortement amorcée. Cette manière de nous plonger tout de suite au cœur d’une séquence « d’action », la filature policière d’un tueur fou au beau milieu de New York, et dont l’appât est une jeune présentatrice télé - interprétée par Dee Wallace, déjà habituée du genre, depuis La colline a des yeux de Wes Craven jusqu’à l’Halloween de Rob Zombie en passant par le E.T de Spielberg – suppose un sens de la narration déjà très développé chez le spectateur. Dante part du principe qu’il a affaire à un public « averti », initié quant aux codes qui sont les siens. Ce que je pouvais regretter à propos d’Amer, je l’apprécie ici : Dante, s’il présuppose que nous n’allons avoir aucun mal à nous retrouver plongés au beau milieu d’une séquence de poursuite en guise d’ouverture de son film, ne cherche toutefois pas à nous mettre de son côté. Il parie simplement sur l’intelligence du spectateur, capable désormais, parce qu’éduqué à cela de longue date, de saisir l’ensemble des signes et codes qui lui permettront de se raconter l’histoire bien plus vite que lui ne pourrait le faire s’il devait développer son récit.



Il y aurait d’ailleurs probablement une histoire à faire de ce cinéma américain qui accélère son rythme de narration, et la sophistication de ses récits, non pour produire des scénarii, des histoires de plus en plus complexes, mais bien pour permettre finalement à la mise en scène de se libérer du récit sans pour autant se départir de l’intrigue – et qui ouvre à la réception d’un film dans le même temps par ce qu’il raconte et par ce qu’il montre – du cinéma en quelque sorte... Une histoire qui nous mènerait, dans d’autres registres que celui qui nous occupe ici, d’Hitchcock ou Leone – européens ! - jusqu’à Michael Mann, David Fincher ou Terrence Malick aujourd’hui. Mais ce n’est pas tout à fait le sujet. Toutefois il serait aussi assez amusant de voir quel rapport ces cinéastes, dans le cadre même de leurs œuvres, entretiennent au fait de « fabriquer » des images.



C’est là l’un des intérêts du film de Dante. Le film s’ouvre et se conclut sur un plateau de télévision, en plein direct. Alors qu’il est déjà question de ce fameux tueur dès la première scène, dont on discute en direct avec un éminent spécialiste de la dualité, pour ne pas dire la duplicité propre à tout le genre humain, Karen White, la blanche brebis promise au sombre loup qui occupe les bavardages du petit écran, quitte les studios pour répondre à la promesse de rendez-vous du fameux tueur. S’ensuit un montage en parallèle de scène entre d’une part la jeune femme déambulant dans les rues de New York, sur Times Square, encore en ce début des années quatre-vingt le haut lieu américain du sexe en vitrine, et d’autre part les équipes de télévision occupées à pister leur collègue pour parvenir à saisir les premiers le scoop qui ne va pas manquer de se produire. La production télévisuelle, fondée sur l’occupation permanente de l’espace – il faut captiver le spectateur le temps que quelque chose arrive – et sur le temps réel, lent, long, non maîtrisé, entraîne une tension entre la réalité et sa représentation qui provoque une accélération du temps. Déjà en 1980, les journalistes sont multi-connectés, ils piratent les fréquences radio de la police, les caméras sont là avant les secours, et les écrans de régie reflètent en direct toutes les options possibles dont le flux continu d’images et d’informations ordonne une distribution toujours renouvelée. La déambulation de Karen White dans les rues de Times Square participe de la même logique de profusion. Les images et représentations qui s’affichent partout sur les murs, dans les boutiques, ne sont certes pas du même ordre. Mais la même logique d’orgie est présente : partout pouvons-nous lire Girls, sex, nude, etc. Le spectacle est partout ici aussi, non dans son déroulement chronologique mais dans son étalement géographique. Les sex-shops de Times Square et les studios du Radio Music City Hall, à quelques rues de là, sont les deux faces d’une même médaille, celle du voyeurisme généralisé et obsessionnel. Celle du contrôle – que cela soit la part la plus intellectuelle de notre être, ou la plus animale.



Et d’ailleurs, cela tombe bien, car c’est exactement le sujet de l’actuelle chronique diffusée par la télévision pendant le temps même de la filature-poursuite. Le docteur Wagner nous entretient de cette part animale qui existe en l’homme et avec laquelle, loin de s’en défier, il faut compter. Pendant que Dante procède par là au commentaire même des situations qu’il est en train de nous exposer, son héroïne perd sa protection policière. Il demeure encore quelques « interférences » à ce système de contrôle sophistiqué et technicien, et la jeune femme se retrouve tout à coup seule, au milieu de ce parc d’attraction, littéralement, qu’est Times Square – et qu’il n’a plus jamais cessé d’être depuis, mais certes avec un autre propos depuis que Disney à remplacé Linda Lovelace et Marilyn Chambers par Le Roi Lion et le Pirate des Caraïbes. Le tueur, avec lequel elle a eu un rapide échange téléphonique depuis la solitude inquiétante d’une cabine, va la mener, au cœur d’un sex-shop, à une autre cabine, exigüe, sombre, pour une projection privée, à elle seule réservée comme cela se fait dans ces endroits. Un dernier espace d’intimité au cœur de cet espace public révélé. Karen se retrouve alors en situation de contempler malgré elle les premières images – que l’on voit avec elle, elle n’est donc décidément pas complètement seule…- d’un film pornographique qui met en scène l’agression puis le viol d’une jeune femme par un ou des hommes dont les visages restent hors champs de l’image. Ces quelques images sont violentes – l’on se demande si elles ont été tournées spécialement pour le film ou si elles sont une citation de Dante, compte-tenu du goût fétichiste du garçon, je pencherais plutôt pour cette deuxième option – et tandis que le malaise grandit, car ces images, Karen ne désire pas les regarder, mais elle ne sait pas encore ce qu’elle est venu trouver ici, la voix d’un homme résonne dans la cabine. On ne le distinguera pas dans l’obscurité du compartiment. Mais sa main saisit la nuque de Karen et l’oblige à regarder ces images, comme miroir même de sa propre agression – en cours et à venir. Dante joue là d’un effet d’abyme très largement maîtrisé depuis le début du film : nous regardons l’agression par un homme camouflé d’une femme qui elle-même regarde sur un écran l’agression d’une femme par un homme camouflé. L’effet vache qui rit…



Mais en l’occurrence c’est plutôt le loup qui hurle. Derrière Karen, la voix de l’inconnu se déforme, la violence physique emplit l’espace et Karen parvient à s’arracher à la cabine, comme l’on s’arrache avec elle des images du film projeté, tandis que le cri de l’agresseur se transforme en hurlement de bête. Deux policiers sont là, ils abattent l’inconnu qui restera hors champs – et que nous ne verrons donc pas, même si nous pouvons lire sur le visage des policemen le dégoût qu’il leur inspire.



Cette scène initiale a duré une vingtaine de minutes. Le mystérieux tueur ne nous est apparu qu’une seule fois, dans le contre-jour provoqué par la lumière du projecteur du film pornographique. Il n’avait l’allure que d’une ombre. Ainsi dans ces images où rien n’est laissé en dehors de la lumière, le motif principal du film et de l’intrigue, ce monstre aux pulsions animales et prédatrices est resté insaisissable. Il y a encore de l’invisible dans le cinéma, voilà qui devrait nous rassurer.



Certes, la suite du film ne se montrera pas tout à fait à la hauteur de ce prologue brillant. Karen rejoindra en bord de mer la Colonie, espace de méditation et de soins du docteur Wagner, gourou d’une communauté dont la frénésie n’est pas celle techniciste de la télévision new-yorkaise. Une belle courte scène intervient toutefois au début de cette seconde partie du film. Karen fait connaissance, le premier soir, des différents membres de cette communauté. Son mari, qui l’accompagne, est très vite attiré par une jeune femme assez légèrement vêtue et à la réputation sulfureuse, et dont l’allure n’est pas sans rappeler la Vampira télé des années soixante. Un vieil homme est là également, qui semble regretter la dégradation de ses dents, comme dernier signe de déchéance. Un grand feu de camp projette les ombres des convives sur la paroi d’une falaise – et lorsque ce vieil homme décide d’en finir en se jetant dans le feu après avoir tristement contemplé les ombres dansantes, la projection vaine d’un bonheur qui n’est plus pour lui, ses comparses le retiennent et lui demandent d’attendre le lendemain. A la lumière du soleil, les choses vont toujours mieux. Et je ne peux m’empêcher de divaguer un peu à cette remarque du docteur Wagner. En effet, seule cette lumière du jour permet d’appréhender la réalité. Les lumières artificielles, comme l’on pourrait parler de paradis artificiels, sont les artefacts produits par l’homme depuis le feu de camp jusqu’à la lucarne télévisuelle, en passant par le grand écran et son projecteur, pour casser l’obscurité de la nuit, et la peur à laquelle elle condamne. Mais seule la lumière du jour nous permet de voir ce qui est réellement. Elle fait s’évanouir toutes les chimères qui viennent nous abuser dans les lumières de la nuit. Cette scène, reliée à la précédente, pourrait quasi se lire d’une manière toute platonicienne : les jeux de lumière que fabrique, produit l’homme ne sont rien d’autre que des ombres, illusoires et vaines quand la seule lumière qui vaille, essentielle, est celle que l’on ne peut produire, et qui loin de fabriquer des ombres, éclaire notre réalité. La vérité contre la fiction.



Cette part du fantasme, et de l’ombre qui va avec, loin du réel, le film de Dante va l’exposer littéralement. L’homme est un loup pour l’homme, pour divaguer vers un autre philosophe fameux, et chez Dante, cette expression prend tout son sens. Karen va vite réaliser qu’en réalité elle réside dans une colonie où tous sont de mèches. Le film prend alors une autre tournure, très à la mode de cette fin des années soixante-dix et de ce début des années quatre-vingts. Karen est une citadine, sophistiquée, elle-même artificielle, à l’instar du spectateur que nous sommes, et elle se retrouve en cette contrée « étrangère », la campagne, l’Amérique profonde et peut-être l’Amérique « réelle », comme une proie égarée au milieu des loups que sont ces êtres frustres et néanmoins authentiques – c’est cette sauvagerie, ce caractère foncièrement américain du Wilderness, qui fait d’ailleurs leur vertu dans ce lieu de retraite du monde moderne, sous la houlette du raisonnable docteur Wagner, vain trait d’union entre l’Amérique profonde et celle de surface des grandes villes de l’Entertainment. Cette part de l’Amérique encore non complètement entrée dans la captivité télévisuelle, littéralement que l’on voit de loin, est selon Dante la part violente, pulsionnelle, presque criminelle de l’Amérique. Et pourtant fascinante, parce qu’originelle. Marsha, l’aguicheuse sœur du criminel du début – qui n’était autre qu’un loup-garou, comme tous ceux de sa « tribu » - séduira le mari de Karen, dans une scène à la nudité frontale et à la sensualité aujourd’hui totalement censurée dans le cinéma américain mainstream. Durant cet accouplement, à la fois filmé comme une scène d’amour d’un feuilleton à l’eau de rose, à la lumière du feu de camp (encore lui) et accompagné d’une musique sirupeuse, l’homme et la femme se transforment fougueusement en loup-garous, sous nos yeux enfin, longuement, méticuleusement. Il y a dans cette scène à la fois le plaisir de filmer dans le même temps le sexe, la nudité, l’amour, et la violence, la métamorphose physique, la frénésie charnelle comme le mouvement de deux corps dans la distorsion de la jouissance et de la souffrance. Le travail des maquillages de Rob Bottin et Rick Baker soulignent ce plaisir une fois encore tout fétichiste du masque, du travestissement. Nous sommes encore loin des délires numériques abstraits et le caractère profondément matériel de ces nombreuses séquences de transformation en loup-garous ralentissent soudainement le film, et le récit, pour laisser la place au seul plaisir d’enfin voir des corps et des visages se transformer sous l’impulsion du plaisir et de la douleur. Dante filme ces séquences depuis cette inaugurale scène de sexe comme des scènes interdites, au sens où elles laissent sidérés ses spectateurs, dans et hors le film. Le regard sur l’obscène, littéralement le hors-champs, nous fige, comme il avait figé Karen dans la cabine du sex-shop. Ces hommes et femmes qui se transforment en loup-garous à l’occasion d’ébats sexuels, ce sont aussi ces hommes et ces femmes qui décident – puisque telle est l’histoire de ce groupe qui décide d’assumer sa part sombre – de vivre les choses, même violemment, plutôt que d’en demeurer les spectateurs de représentations. Ils ne fabriquent quant à eux aucun produit, ils sont, simplement.



C’est toute l’histoire récente du cinéma de genre américain que d’être parvenue finalement à envahir la totalité du champ disponible des écrans télévisuels, cinématographiques et aujourd’hui informatiques, tout en rejetant la nature obscure et véritable de ce qui est montré en dehors du champs d’un visible désormais inaccessible, obscène, à défaut d’être invisible. Les forêts américaines sont nettoyées depuis longtemps de leurs rednecks à la libido infâmante, ainsi que Times Square de ses fantasmes et images, ses ombres déjà, érotiques. Demeure la scène finale, après que Karen, mordue peu auparavant, est apparue à tous à sa place de présentatrice télé dans une métamorphose en direct, image indécente, et pourtant aussitôt digérée par les quelques habitués d’un bar « country » qui eux-mêmes déjà admettent que les effets-spéciaux sont particulièrement réussis à la télé. A l’illusion magique du cinéma a succédé le désenchantement pessimiste de la société de l’information. Tout de ce monde sophistiqué nous est montré, mais tout est supposément fabriqué, artificiel, fake, peut-être même drôle, puisque ce qui est primitif, sauvage ou élémentaire, indécent éventuellement, inapproprié toujours, est relégué dans un hors champs désormais introuvable. La représentation, même fantastique, a ses limites, que connaît bien Joe Dante, iconolâtre désabusé de l’image, et néanmoins fétichiste sarcastique en quête perpétuelle de nouvelles formes à questionner.



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