dimanche 30 octobre 2011

34 – L'expérience limite : Terreur (Dread), Anthony DiBlasi, USA, 2011


J’ai tenté une première définition du goût pour le fantastique dans une chronique précédente, qui évoquait la fascination du dégoût. Ce film, Terreur, tiré d’un roman de Clive Barker, auteur essentiel du genre, et cinéaste lui-même avec quelques petits chefs d’œuvre datant déjà de quelques années, et notamment Hellraiser, dont la postérité est tout de même parvenue jusqu’à nous, pose dès l’abord de son « pitch » cette fameuse question du cinéma fantastique, ou horror movie en VO. L’histoire de ce petit film de genre difficilement assignable à l’une ou l’autre de ses sous-catégories, nous raconte la rencontre d’un jeune et joli étudiant en cinéma, dont on a du mal à penser que sa vie est aussi vide de sens qu’il le prétend, avec un autre étudiant, beaucoup plus mystérieux, mais dont on apprendra très vite qu’il est le seul rescapé du terrible massacre de sa famille par un ténébreux psychopathe à la hache dont on ne saura rien de plus durant tout le film. Ce garçon devenu teenager est en quête de fear studies, comme il existât les sex studies de Quinsey, fameux psychologue auquel se compare le jeune homme, et propose à son nouvel ami de soumettre une brochette de candidats-témoins à la confession « face caméra » de leurs peurs les plus intimes, afin de tirer de ces mots et de ces images la substance même de cette émotion complexe et puissante qu’est la peur. Bien entendu, les choses ne vont pas tout à fait se passer comme prévues, et celui qui questionnait va devenir celui qui provoque. La limite entre l’étude et l’expérience se fait plus ténue, et le basculement du rationnel dans l’irrationnel est proche. Il faut dire que cet « expérimentateur » est totalement fou. Une scène nous le présente en début de processus « créatif », se débarrassant des nombreuses pilules qui constituent son traitement. Il va pouvoir désormais laisser libre cours à ses passions et entraîner ses camarades dans une spirale infernale.
L’intérêt de ce film étrange, qui oscille entre plusieurs genres, du teen movie jusqu’au torture movie, en passant par la bluette, ou le film fantastique pur et dur, est précisément dans la juxtaposition de ces différents éléments, un peu à la manière d’un David Lynch, et dans l’ébauche de théorie qu’il tente « en acte » du genre qui nous intéresse depuis un mois. Il me semble toutefois qu’il touche quelque chose de la limite de ce qu’est devenu le genre ces dernières années, et c’est sûrement là qu’il réserve son plus grand intérêt, dans cette confusion entre la peur et le dégoût. Ces deux passions ne sont pas du tout les mêmes, chacun a pu en faire l’expérience dans sa vie personnelle, mais aussi bien entendu au cinéma. Psycho provoque en nous de la peur, quand Braindead provoque le dégoût tout autant que le rire. Certes, toute une cinématographie fonctionne aux marges de ces deux émotions, depuis Massacre à la tronçonneuse, jusqu’à ces innombrables films de Zombie au second degré très affirmé. Mais il est indéniable que la grammaire cinématographique qui génère ces émotions diffère radicalement dans l’expression de chacune d’elle : l’on pourrait rapidement dire que la peur est consubstantielle du hors champs, de l’invisible, quant le dégoût est tout explicite. Le dispositif que mettent en place les personnages de Terreur, participe à la fois d’une quête de cet invisible, tout en prétendant, surtout à partir du moment où l’expérience dérape, ou s’accélère, nous le montrer frontalement. C’est qu’il demeure encore dans la portée de cette expérience comme le vieux reste réactualisé au goût américain de l’antique notion de catharsis : pour ce jeune homme dérangé, actualiser sa peur et/ou son dégoût, les choses restent à trancher, devrait permettre de s’en libérer. Le film prend dès l’abord cette coloration toute « psychologique », typique du cinéma américain, et notamment fantastique, qui au fond devrait permettre de rassurer le spectateur. Nous sommes bien en présence de malades, de névrosés, et une bonne procédure de thérapie devrait nous permettre de soigner ces maladies. Les réponses aux questions indicibles sont à chercher dans l’enfance, toujours, et la logique du traumatisme prime sur toute autre considération. Ces ressorts scénaristiques, très présent dans le cinéma fantastique américain depuis les années quatre-vingt, permettent surtout il me semble de transformer l’axe de lecture de la fameuse catharsis : ce n’est plus tant le spectateur qui a peur que le personnage – auquel le spectateur s’identifie, qu’il accompagne. Ainsi permettre la résolution psychologique du trauma originel par le personnage devrait permettre au spectateur de quitter la salle tranquillisé : l’intrigue s’est résolu, tout est à sa place, - l’invisible est désormais sous la lumière, explicite, comme l’on pourrait dire aussi « explicité », sans plus aucun mystère.
Toutefois, il faut bien l’admettre, ce film a au moins le mérite de ne pas dérouler jusqu’au bout ce scénario de la résolution bien réglée. Si la fonction de la peur au cinéma consiste à guérir de ses traumas, alors Terreur ne semble pas être tout à fait un film orthodoxe. Lorsque notre jeune dérangé décide de faire revivre à ses propres camarades de cinéma les mises en scène toutes réalistes de leur traumas passés, et donc bien entendu de les filmer, il ne s’agit pas tant de leur permettre de s’en libérer, même si c’est ce qu’il prétend, que de donner à voir un pur spectacle de terreur, cette fameuse frontière entre la peur et le dégoût, au spectateur qu’il est et que nous sommes. Le cinéma s’est emballé, et notre plaisir tient peut-être finalement à l’image même de cette terreur chez ces personnages que nous ne sommes pas et que nous observons ce débattre avec des émotions dont le sadique spectacle nous émeut, sans toutefois nous atteindre complètement. Le spectacle de la terreur n’est pas la terreur, c’est bien là le paradoxe de tout ce cinéma. Et DiBlasi nous met résolument du côté du tortionnaire, avec peut-être à la toute fin du film une pointe de dérision qui lui permettrait de sortir du film, et avec lui les spectateurs, sans trop de scrupules, mais sans toutefois annuler purement et simplement, à la manière des Saw par exemple, toute la charge dérangeante de son film.
De l’étude à la confession – une fois encore tellement typique d’une grammaire qui a aujourd’hui envahit tous les écrans – de la peur au dégoût, de la thérapie à l’exhibition, l’ensemble du programme d’emblée trouble finit par s’organiser non dans un chaos de violence – pourtant très présente – déchaînée, mais bien dans un ordonnancement inscrit dès l’abord : pour provoquer l’éventuelle purgation de nos terreurs, il nous faut ce spectacle de la terreur. La frontière définitivement franchie dans l’économie du scénario, et que pose le cinéma fantastique depuis qu’il existe, est celle qui sépare la fiction de la réalité. Ne peut nous permettre d’atteindre ce dérangement éventuellement salvateur, ce bouleversement libérateur de nos fantasmes et angoisses, que le rapport confirmé à la vérité. Le fake, l’inauthentique, le contrefait ne peut permettre cette purgation, aussi nous faut-il toujours aller plus loin dans le véridique, d’où le nombre de ces films débutant par le fameux « inspired by true facts », à la fois retour aux sources du fantastique – relisez Maupassant, certes lui-même emmêlé dans les méandres de sa propre folie – et traduction en images de la plus vaine grammaire télévisuelle. Un fait est d’autant plus véridique ou authentique qu’il nous est renvoyé sur grand écran par le prisme bleuté de l’image vidéo télévisée. Dans Terreur, la fameuse scène qui voit la jeune amie de l’un des personnages, végétarienne traumatisée, survivre dans la pièce où elle est enfermée en dévorant au bout de plusieurs jours une tranche de bœuf putride, nous est présentée dans sa totalité comme un montage d’images vidéo très télé-réalité, façon big brother, et montée et commentée en direct par notre metteur en scène fou mais très sûr de son art. Tout est vrai, enfin, même si pour nous spectateurs, ces images sont « rapportées », comme les récits fantastiques littéraires des deux derniers siècles nous présentaient les reliques de journaux de voyages ou intimes de tels ou tels comme les preuves intangibles du caractère authentique de leurs contenus.
Certes, pour ma part, au dégoût et à la peur, je préfère dans ce film le moment tout poétique de la découverte par ladite jeune femme de « l’antre » du monstre, espace secret où il conserve secrètement toutes les grandes peintures de nus qu’il réalise d’abord pour lui. Des portraits en pied de jeunes femmes nues, qu’il lacère consciencieusement après les avoir terminées, parce que, dit-il à son amie, il ne supporte pas leurs regards. Nous assisterons à l’une des séances de pose, et nous retrouvons plus tard le personnage du modèle, strip-teaseuse douce et affirmée pourtant, qui lui refusera une nouvelle séance de pose, devant son attitude de plus en plus étrange. Ce sous-sol renfermant ces œuvres « déchirées », dont la nudité excite et dont les lacérations inquiètent, voilà probablement l’intérêt de l’œuvre de ce personnage abîmé. Quelque chose de l’ordre de la représentation, de « chimérique », qui dit aussi l’autre rapport au fantastique - capable non forcément de dégoûter ou d’effrayer, mais bien d’inquiéter, dans tout le sens du terme, c’est-à-dire aussi d’émouvoir, d’embarrasser, de troubler, comme cela peut être le cas avec certaines rencontres.
Un dernier personnage, une autre jeune femme, dit quelque chose de cette histoire avec des moyens qui devraient être ceux d’un cinéma fantastique à proprement parler. La jeune collègue du personnage principal, non le dérangé mais son ami, travaille dans une librairie. Elle est marquée par une terrible tâche de naissance qui a brunit toute la moitié droite de son corps. Bien entendu, son trauma originel à elle, est cette envahissante tâche, qui sera pourtant filmée lors d’une scène d’amour non plus comme une horreur, mais bien comme une étrangeté graphique d’une grande sensualité. Tout cela finira mal, puisque le cinéaste malade utilisera cette image filmée – la jeune femme a accepté de se déshabiller devant la caméra – contre elle-même : il diffusera devant tous ces images en rappelant en commentaire à quel point la jeune femme est monstrueuse. C’est bien dans cette petite séquence que nous est rappelé le propos secret du film : nous raconter l’histoire d’un artiste qui fait fausse route. C’est lorsqu’il nous présente malgré lui sa propre intimité qu’il nous intéresse, jamais quand il prétend montrer celle des autres, sur laquelle il n’a malgré toute sa mise en scène aucune prise. Il en va là de tout geste fantastique : s’il s’agit de montrer ce qui ne se voit pas, ce n’est qu’en se déshabillant l’âme qu’on y parvient d’une manière un peu authentique, non en prétendant déshabiller de force les autres. Un adage auquel devrait un peu réfléchir les movies-maker d’un certain cinéma fantastique contemporain qui confond vite naturalisme descriptif et vérité…

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