mardi 4 octobre 2011

4 - La vie secrète des vierges : Jennifer’s body, Karyn Kusama, 2007, Etats-Unis

Pour faire suite au choix de mon éminent camarade sur le troisième film de ces chroniques, je m’intéresserai aujourd’hui à une œuvre réellement mineure, pur produit de ce que l’on appelait il n’y a pas encore si longtemps « la série B », et qui loin d’avoir disparu des doubles-features projetés les samedis soirs, a contaminé jusqu’à sa complète substitution un certain cinéma populaire à destination des mass-teenage américaines. Reste à savoir où se situe désormais la frontière ultime de l’adolescence et des produits qui lui sont consacrés, voilà qui pourrait presque être le sujet de cette chronique. Ce film de genre, comme l’on dit, a de commun avec celui d’hier, d’appartenir à la sous-catégorie des films de possession, sous-genre très en vogue aux Etats-Unis dans les années soixante-dix et quatre-vingt, après le succès vertigineux de L’exorciste, de William Friedkin, et qui connaît en retour en grâce, si j’ose dire, ces dernières années avec quelques films de très moyenne facture. Pourquoi en effet quelque producteur américain s’est-il décidé à mettre un œuvre un film comme Jennifer’s body, puisque c’est de ce film qu’il s’agit, voilà ce que, perplexes, nous allons tenter de traquer.

Si à la suite des dernières chroniques, nous admettons assez naturellement qu’il y a quelque chose de profondément religieux dans le Fantastique, et peut-être plus encore dans le cinéma fantastique américain, alors il faut en admettre une conséquence qui certes apparaîtra beaucoup moins évidente pour nous autres, spectateurs européens et surtout français : la notion de puritanisme est au cœur le plus souvent d’un certain cinéma fantastique populaire américain.

On le sait depuis le Scream de Wes Craven, film décadent qui commentait son propre déploiement, la question du sexe, ou plus exactement de la virginité, c’est-à-dire de l’absence de relation sexuelle, est de manière manifeste, c’est-à-dire « montrée », au cœur de tout film d’horreur américain depuis au moins les années soixante-dix. Toutefois, si l’on sait maintenant que tout film d’horreur se structure en réalité autour de la question et de la « monstration » : « qui a couché ? qui n’a pas couché ? », nous ne perçons pas, si j’ose dire une fois encore, tout à fait le problème. Essayons, grâce au corps de Jennifer, d’aller plus loin.

Jennifer’s body s’ouvre sur une séquence qui nous présente Needy, jeune femme à la longue chevelure blonde et au regard bleue acier un peu halluciné, enfermée dans ce qui semble être une prison, ou un hôpital psychiatrique pour sujet dangereux, on ne peut vraiment le décider. Cette jeune femme nous raconte en voix off son histoire, la sienne et celle de son amie depuis l’enfance, Jennifer, brune incendiaire à la beauté provocante et au charme auto-satisfait – sculpturale Megan Fox. Needy vit une idylle avec un charmant garçon bien élevé, apparemment insensible aux attributs que ne cache pourtant pas Jennifer, qui pour sa part semble s’être faite une ligne de conduite que d’accrocher tous les mâles qu’elle croise – et de ce point de vue, le jeune compagnon de Needy ne semble en effet pas à son goût - à son tableau de chasse. Une mangeuse d’hommes, en quelque sorte. Elle l’était d’un point de vue métaphorique – assez lourdement souligné dans la première partie du film, avec langage cru et vulgaire, gestes sans équivoques, etc. Et va le demeurer, mais d’une manière désormais littérale, après sa rencontre avec les membres d’un groupe de rock qui « l’enlèvent », certes avec son consentement, au beau milieu d’un concert au bar local.

Le concert tourne à l’infernale fournaise à la suite d’un incendie inexpliqué – mais peut-être provoqué par « l’allumeuse » Jennifer ? Au milieu des cadavres carbonisés et des brûlés agonisants, Needy attend un moment son amie, inquiète du sort que lui réservent sans doute ces chanteurs à la renommée très vite nationale – leur « tube » devenant l’hymne de consolation de la communauté endeuillée à la suite de l’incendie. Nous ne saurons pas aussitôt ce qu’il s’est passé durant cette absence de quelques heures de Jennifer avec ces hommes, mais lorsqu’au milieu de la nuit, Needy la retrouve sanguinolente chez elle, et comme étrangère à elle-même, il semble bien que la partie de jambes en l’air supposée ne se soit pas tout à fait déroulée comme prévue.

Lorsque Jennifer se rue sur le poulet congelé dans le frigo et le dévore à pleines dents avant de vomir une bile noire démoniaque, le spectateur aura compris qu’il y a du surnaturel derrière tout ça. Reste à en avoir l’explication…

L’on pourrait supposer à la lecture des lignes ci-dessus que le secret de la transformation de Jennifer en mangeuse d’hommes tient au fait qu’elle ait ou non couché avec les stars locales de la chanson. C’est bien là qu’il y a une légère spécificité de ce film. Jennifer est bien, contrairement à l’habituelle cohorte des tentatrices bien sages du cinéma américain, ce qu’elle prétend être, ce que ses signes extérieurs laissent paraître. Elle est un corps, avant toute chose, et un corps parfait. La séquence qui nous l’expose nous la présente seule, allongée tout habillée, et ce détail n’est pas anodin, sur son lit, dans une posture à la fois lascive et nonchalante, au spectacle télé d’un show de culturisme comme les apprécient les américains, où l’on sculpte son corps en une image déréalisée, fantasmée, mais de ces fantasmes dont la nature irréelle semble s’évanouir au profit d’une « procédure » à suivre pour atteindre leur réalisation. Tous, nous pouvons avoir ce corps de Jennifer, semble-t-il exprimé à travers cette scène, même Needy, pourtant incapable de s’habiller avec soin à l’occasion de la soirée « rock » qui tournera mal. Et ce mirage de la réalisation de nos fantasmes, c’est en fait ce qui habite, possède pourrait-on dire, dans les deux sens de ce terme, sexuel et magique, l’adolescent américain, qui ne parvient pas à vieillir autrement que dans l’affirmation de son désir avide et vorace. Tout, tout de suite, voilà ce qui en réalité a motivé ces chanteurs du dimanche en quête d’une « vierge » véritable, pour l’offrir en présent à un démon qui leur permettra d’exaucer leurs vœux de célébrité immédiate.

Ils accompliront le rituel, qui à leurs yeux n’aura d’autre vertu que de se présenter précisément comme une procédure à accomplir, tout à fait débarrassée de sa nature mystique, qui consiste à assassiner Jennifer, son corps tout au moins, en pleine nuit, à coups de couteau, et à demander en échange, la célébrité considérée comme due plus que méritée - le mérite n’ayant rien à faire ici.


Il y a quelque chose de profondément grotesque dans Jennifer’s body. Karyn Kusama, par ailleurs réalisatrice de Girlfight, mais aussi de plusieurs épisodes de The L World, s’amuse à dégommer ses personnages avec un cynisme empreint de délectation. Aucun de ces personnages, ni les hommes, ni les femmes, ne trouve grâce à ces yeux, à l’exception éventuelle de Needy, pourtant trop niaise pour être également sauvée. Et c’est là peut-être que l’on retrouve quelque chose du puritanisme américain, même dans ses formes les plus extrêmes.
Car, contrairement à ce que l’on pourrait penser normalement, ce qui arrive à Jennifer n’est pas ce que l’on pouvait attendre. Ces chanteurs imbéciles, qui pensaient trouver dans la cheerleader locale, le contraire de ce qu’elle paraissait être, entendez, l’allumeuse-vierge, soumise à une image dont la réalité n’advient jamais, se sont lourdement trompés. Quand Jennifer déclare qu’elle a déjà essayé la sodomie, elle l’a déjà essayée. Elle est en fait l’image exacte de ce qu’elle est. Et d’image exacte, elle va se transformer en image littérale : une mangeuse d’hommes.

Cette image exacte de ce qu’elle est, un personnage qui n’hésite jamais à exprimer sa vacuité et celle de la condition humaine en général, lorsque par exemple elle exprime publiquement son absence totale d’empathie à l’égard des proches disparus dans l’incendie du bar, se pose en contradiction avec la supposée hypocrisie de l’ensemble des autres personnages. Des musiciens qui enchaînent cérémonies du souvenir et concerts de soutien, des honnêtes garçons du lycée, du dur capitaine de l’équipe de football touché aux larmes par le souvenir de son camarade disparu, au doux compagnon même de la non moins douce Needy, qui finit par succomber, littéralement, aux charmes de Jennifer.

Ce qui est dit là, et qui est l’essence même du puritanisme, est que tous en réalité sont mêmes : ils ne sont pas ce qu’ils paraissent être, ils sont en fait à réduire, finalement, à la réalisation de leur part monstrueuse. Ne compte pas ce que je fais et ce que je dis, mais le fait que je suis susceptible d’être autre que ce que je prétends être.

C’est le motif profondément religieux de l’orgueil qui est en jeu ici : c’est un péché que de prétendre n’être pas pécheur. Nous sommes tous mauvais au fond, et la seule chose qui vaille réalité est notre monstruosité, le fait de montrer ce que nous sommes au fond.

Voici ce que l’on pourrait qualifier de « monstration », exercice même du cinéma d’horreur, comme tentative littérale de présenter au-dehors ce que nous sommes hypocritement au-dedans. Visuellement, ce geste s’apparente à une éviscération, tout simplement. Et Jennifer est là pour éviscérer tous les hommes qu’elle rencontre… Car, elle, est bien à l’image de ce qu’elle est : provocante et libre, monstrueuse.

Dans le puritanisme, être comme tout le monde est la loi, dans et sous la surface. Le puritanisme est la domination du même sur le même, comme solution à l’hubris de se croire autre que tout un chacun. Il y a dans cette idée même de la communauté un rapport à l’altérité tout à fait inachevé, que l’on pourrait également dire immature. On ne peut se reconnaître dans l’autre que dans sa part monstrueuse, celle que l’on fuit mais qui nous rattrape sans cesse.

Le sort que connaîtra Needy correspond à cette identification, qui est tout le contraire de la compassion : elle conservera à la suite de son combat mortel avec son ex-amie – envers laquelle la tentation lesbienne fut un moment observée – une part de sa capacité démoniaque. Elle devient un peu Jennifer, et se souvient alors de se venger de ceux qui l’ont - mal – sacrifiée, dans un générique final aux éclaboussures sanguines vengeresses et jouissives. L’horreur est ainsi permise dès lors que l’on admet que notre part monstrueuse est ce qui nous structure en réalité. Le cinéma d’horreur, et donc cette séquence finale, admet l’explosion cathartique, purificatrice littéralement, d’images d’une violence extrême, aussi parce que cette violence a quelque chose de partageable en Amérique. Elle est un mode de relation à l’autre, le seul valable en définitive.

Toutefois, si la violence est légitime, et sa monstration notre nature profonde, comme acteur, et comme spectateur, le sexe, lui, ne l’est jamais.

Dans le cinéma américain d’horreur de ces dernières années, à destination d’un public d’adolescents, rappelons-le, la nudité est impossible. Les jeunes américains restent au lit, mais ne se déshabillent pas. Karyn Kusama joue de cet interdit décidément infranchissable. L’on pourrait penser que l’on va, en spectateur, déshabiller Jennifer, mais cela n’advient jamais.

Nous pouvons exposer le monstre en nous, jamais révéler sa surface. Le corps américain est une idée. Ce qui fait qu’il n’est pas un corps. Le corps de Jennifer restera donc invisible, paradoxe du titre d’un film qui ne peut se sortir de son héritage culturel, et demeure à l’orée d’un bois décidément impénétrable...

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