jeudi 6 octobre 2011

6 - Un, deux, trois, nous irons aux bois : Le Labyrinthe de Pan (El Laberinto del fauno), Guillermo del Toro, 2006, Espagne/Mexique


Etrange comme il semble qu’alors que nous ne connaissions d’avance jamais le choix l’un de l’autre, nos expériences de spectateurs semblent se répondre d’un jour sur l’autre. Magie du fantastique ? Magie du cinéma ?

Je pourrais commencer aujourd’hui avec la même réflexion qui ouvrait la chronique de mon camarade hier à propos d’Opération peur. La place des enfants, dans le cinéma fantastique est particulière : peu de genre font si grand cas d’eux. A quoi il faudrait ajouter que le fantastique raconte toujours une époque magique, cette enfance du monde qui s’accorde à l’initiation qui marquera le passage de l’enfance à l’âge adulte.

J’insistai lors des chroniques précédentes sur le caractère adolescent des spectateurs supposés du genre, chez les initiateurs de nombre de ces films ; le film de ce jour confirme que le Fantastique s’adresse à des spectateurs d’une catégorie d’âge littéralement indéfinie, parce qu’il raconte ce mouvement de l’enfance vers autre chose, qu’il nous est toujours aussi difficile de situer. Réduire ce genre à sa catégorie de spectateurs censément intéressés par la transformation de l’adolescence, est aussi absurde que d’imaginer que le conte s’adresse strictement aux tout-petits – ce que tout le monde croit depuis le hold-up de Disney…

Le Labyrinthe de Pan n’est pas un film pour enfant, pas plus même qu’il n'est un film pour adolescent, au sens que l’on accorde habituellement à cette catégorie. Ce film s’adresse à des adultes. Il est sombre, violent, référencé, notamment du point de vue historique et politique, et pourtant il y est question de fées, de faunes, de princesse et de roi. C’est que ce film aborde une question aussi simple et éternelle que le monde : apprendre à vieillir, est-ce apprendre à mourir ?

L’histoire de ce film débute par l’arrivée d’une mère enceinte et de sa fille ainée, âgée d’une douzaine d’années, Ofelia, dans un coin perdu d’Espagne, en 1944, le jour même du débarquement des Alliés en Normandie. Une première séquence, très courte, en plan fixe, qui ouvre le film, nous a montré le visage d’un enfant, dont il n’est pas évident qu’il soit cette toute jeune fille accompagnant sa mère, dont le sang maculant son nez et ses lèvres, reflue vers les orifices de son visage, comme filmé en temps réel, mais inversé. Cette mère et sa fille traverse en voiture des paysages forestiers et légèrement montagneux, sauvages, afin d’atteindre un village qui se réduira pour nous spectateurs à la seule grande mansarde du Capitaine des lieux, officier franquiste zélé et impassible, nouveau mari de la jeune maman.

L’une des premières paroles du film vient de la mère qui demande à sa fille d’appeler son beau-père "papa", afin de lui faire plaisir. La fillette, sans répondre, n’y tient pas, pas plus d’ailleurs que le beau-père qui se contrefiche de cette fille imposée, lui qui ne peut imaginer que l’enfant que porte sa femme ne puisse être un fils. La question de la filiation traversera ainsi tout le film, depuis ce premier motif jusqu’à la fin, où l’image finale rejoindra la première, mais cette fois suivant un temps s’écoulant dans le bon - et triste - sens…

Le capitaine est chargé en cet endroit reculé de lutter contre une poignée de maquisards, partisans anarchistes, qui tentent encore, six ans après la fin de la guerre civile, de résister aux armées et à l’aristocratie décadente de Franco. Le trait est lourd, del Toro à ce sujet ne fait pas dans la dentelle : les franquistes sont les purs produits d’un pouvoir corrompu et sadique, ils sont aussi une survivance, comme le souligne la référence au débarquement du 6 juin 1944 dans les premières minutes du film, d’un fascisme qui finira tôt ou tard par s’effondrer, tandis que les maquisards sont courageux, héroïques, éventuellement cruels toutefois également – deux séquences semblant se répondre à un quart d’heure d’intervalle nous montrent toutes deux comment chacun des camps achève les prisonniers de l’autre, froidement, sans même dramatiser leur geste, horreur de la guerre civile rappelée en quelques plans.

Le capitaine qui ne parvient pas à chasser ces résistants de la forêt où ils se sont réfugiés, ne sait pas que son propre domicile est investi par cet ennemi invisible et insaisissable : sa domestique ainsi que son médecin sont de mèches avec les rebelles et profitent de leur position pour subvenir aux besoins des maquisards. Ofelia comprendra cela très vite, mais, enfermée dans son mutisme et dans la détestation de son beau-père, conservera le silence sur ces faits et gestes. S’ensuivra un jeu du chat et de la souris entre les franquistes et les maquisards, dans le style du film de « résistance », sous-genre du film de guerre, qui verra, après l’obligatoire séquence de torture et un suspens extrêmement bien mené quant à la révélation des motivations réelles du médecin et de la domestique, la victoire, provisoire, des maquisards sur la garnison du terrible capitaine, ultime survivant de son camp, sacrifié à son tour par ses assaillants, qui lui assurent en guise de vengeance que, contrairement à sa dernière volonté, son fils, né entretemps, et ayant emporté sa mère en couche, ne saura jamais rien de lui. Il faut dire que ce père abject, a eu pour dernière victime, sa jeune belle-fille, dans un geste d’indifférence qui vaut tout les mépris et toutes les humiliation.

Voilà pour l’histoire « réelle », celle qui recoupe l’Histoire, la grande, dans un pied-de-nez toutefois, puisque l’on sait bien que si les Alliés ont libéré la France et l’Europe durant l’année qui a suivi le débarquement de Normandie, l’Espagne quant à elle, aura du attendre les années soixante-dix pour se libérer de son fascisme. Guillermo del Toro s’offre donc là le répit d’une parenthèse utopique, durant laquelle il abrège le temps, le raccourcit et lui permet de s’accomplir plus vite qu’il ne s’écoule en réalité. L’Espagne est libérée – du moins voudrait-on qu’il en fût ainsi…Et même si cela finira bien par advenir. L’espoir, toujours l’espoir, celui que permet le cinéma, et en règle général tout ces récits qui s’écrivent à la marge du réel.

Car il y a une autre histoire dans Le Labyrinthe de Pan.

Dés les premières minutes, alors qu'Ofelia, sa mère et leurs quelques gardes du corps traversent en voiture la forêt pour rejoindre le capitaine, une autre réalité fait irruption. A l'occasion d'une pause sur un chemin boueux provoquée par les nausées de grossesse de sa mère, Ofelia s'éloigne un instant, absorbée par la contemplation d'une étrange sculpture se confondant avec les bois et semblant remonter à un lointain passé archaïque. Tandis qu'elle remet en place sur le visage grimaçant figuré l'un des deux yeux de pierre, détaché par le temps, un étrange insecte surgit du visage de la statue et semble vouloir s'adresser à elle. Ofelia, par ce geste, va désormais voir avec de nouveaux yeux ce monde que plus personne ne semble plus vouloir ou pouvoir percevoir. Le fait qu'elle est une enfant qui lise de nombreux contes et légendes participe du fait qu'elle ne semble pas surprise de ces étranges rencontres qui vont désormais advenir. Son monde réel n'est pas borgne, et à l'instar du poète, Ofelia est devenue voyante.

Son public, s'il ne peut plus être composé de sa mère, qui l'encourage à abandonner ces lectures pour enfants - elle n'en a désormais plus l'âge - s'incarne encore dans son frère, encore en puissance, encore absent du monde réel et pourtant déjà là, dans cette demi-réalité de la projection mentale qui constituera toujours plus le réel pour nous-autres, êtres d'images et de pensées, que le plus dur des cailloux, inerte et insignifiant. Ofelia raconte donc ses histoires de princesse passée au monde réel, et ayant dans ce passage, abandonné tout souvenir, toute mémoire, à son frère, à travers le délicat prisme du ventre de sa mère. La filiation, encore.

Arrivée à sa destination, Ofelia fera la rencontre secrète du faune Pan, monstre étrange et ambigü, persuadé d'avoir retrouvé enfin sa princesse disparue depuis des temps immémoriaux, et qui devra se soumettre à trois épreuves dignes des contes les plus traditionnels, mais dans lesquelles sont insérés des éléments tout à fait contemporains. Ainsi de la confrontation d'Ofelia et d'un monstre figurant la mort et la souffrance, dans l'antre duquel l'on trouve des tas de chaussures d'enfants, que l'on ne peut s'empêcher de rapprocher de l'époque durant laquelle est sensée se dérouler cette histoire.

Ofelia finalement ira se perdre dans le labyrinthe du titre, son petit frère dans les bras, et devant l'injonction du faune de faire couler quelques gouttes du sang de cet innocent, s'opposera enfin, à son monstre bienveillant, comme elle s'opposera une dernière fois à son monstre malveillant, ce beau-père dont elle a volé le fils, et qui règlera ce problème en l'abattant froidement. Le sang de l'innocent sera finalement le sien, et si dans l'une des réalités de ce monde, elle rejoint son père, sa mère, son peuple, elle laisse dans l'autre son petit frère, la domestique devenue sa protectrice et amie, ses espoirs...

Un motif revient en permanence dans ce film : la représentation du temps. La mansarde habitée par la famille et qui constitue l'un des uniques décors "réels" du récit, est un moulin, dont la grande roue semble à l'arrêt. De la même manière, le capitaine semble obsédé par le mécanisme de sa montre à gousset. Son propre père est mort lors d'une bataille au Maroc, en cassant sa montre, " afin que son fils connaisse l'heure de sa mort." Le capitaine nous est ainsi beaucoup plus présenté comme un obsessionel que comme un simple sadique : il compte, décompte, rationne, notamment les villageois, afin de les soumettre, de les maitriser, de les contrôler. Et il est manifeste qu'il méprise ce qu'il maîtrise. Seul compte désormais pour lui ce qu'il lèguera à son fils, à l'heure de sa mort.

Cette volonté de maîtrise, au-delà de la mort, voilà ce qui semble devoir l'inspirer. Ne plus vouloir faire qu'un avec le monde, supprimer tout ce qui pourrait se différencier. Une volonté d'entropie en quelque sorte : mon fils, c'est moi, et tout ce qui n'est pas moi n'a nulle raison de résister, et doit disparaître, même si en l'occurence il s'agit de la mère et de la soeur de mon fils.

Le capitaine, par ce trajet qui se soldera par sa disparition complète de la mémoire des hommes, fait le chemin exactement inverse d'Ofelia, qui apprend durant tout le récit à se différencier. La nature s'offre d'abord à elle sous la forme d'un outre-monde peuplé de fées et de créatures magiques. Lorsque sa mère meure en couche, son frère devient le symbole que naître, et être au monde, c'est d'abord se séparer. Enfin lorsqu'elle s'oppose au faune lors de la dernière épreuve, elle s'isole même du monde qui l'a élue comme princesse. Le faune lui dira tout de même que c'est par là qu'elle a vaincu l'épreuve ultime et qu'elle a gagné sa place dans ce monde quitté il y a si longtemps.

Le passage à l'age de raison n'aura toutefois pas lieu. Et la note ultime du Labyrinthe de Pan reste mélancolique. Y a-t'il une consolation au fait d'être fini qui passe par autre chose que par son récit ? Non, semble nous dire Guillermo del Toro, mais la poésie est alors notre belle condition. Et Le Labyrinthe de Pan un trop bel exemple de cette condition pour que ma pauvre chronique parvienne à lui rendre honnêtement hommage...

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