jeudi 11 octobre 2012

Revoir 1982 (11/31) : The Thing



PLUS LES CHOSES CHANGENT...
The Thing, John Carpenter, USA, 1982


On se surprendra peut-être à trouver la chronique de ce film de Carpenter un jeudi et non un samedi, dans notre rubrique hebdomadaire «  On la refait ! », puisque cette « chose » cinématographique est non seulement le remake d’un film de 1951, The thing from another world, mais fut également à son tour remaké en 2011, à l’occasion d’un prequel tout ce qu’il y a de plus fidèle puisque prétendant se conclure exactement au moment où débute le film de Carpenter. Une telle entreprise n’est pas unique dans la récente histoire du cinéma fantastique, si l’on songe au Prometheus de Ridley Scott – mais ces développements feront éventuellement partie du prochain double feature, puisqu’en effet, c’est bien de ces « Things » qu’il sera question samedi prochain ! Toutefois, le film de Carpenter nous a semblé au Chef de gare et à moi-même suffisamment important pour devoir bénéficier de sa propre chronique. Chroniquons donc.





D’une manière tout à fait fortuite, je me permettrais de commencer en évoquant ma palabre d’avant-hier sur Creepshow. Voici, avec The Thing, deux films, deux objets cinématographiques, dont les points de comparaison peuvent être nombreux : Romero et Carpenter appartiennent à une même génération de cinéastes américains, ils ont tous deux travaillé lors de leurs premiers films hors du circuit industriel habituel d’Hollywood, ils ont chacun d’eux été à l’origine d’un sous-genre du cinéma fantastique, le film de Zombie pour Romero, le Slasher pour Carpenter, et ils ont tous deux rendu hommage à leurs sous-cultures enfantines et adolescentes, en cette année 1982, avec Creepshow pour Romero, et The Thing pour Carpenter. Et là, il faut bien l’avouer, la différence de traitement est de taille. Mais elle nous renseigne également sur la charnière qu’est cette année prolifique. Tandis que Romero s’abime dans la nostalgie régressive mainstream, Carpenter rend un hommage fort au fantastique des années 50, à la tradition des pulps et du cinéma d’exploitation, avec un sérieux qui peut confiner à l’arrogance, mais qui tient hors jeu les tenants de la nostalgie et du second degré. Pour Carpenter, cette histoire de métamorphe surgi de l’Antarctique a autant de force en 1982 qu’en 1951 ou en 1934, lorsque la nouvelle de John W. Campbell, Who Goes There ?, paraissait dans Astounding Stories. Ainsi Carpenter, marqué dans son enfance par cette histoire, parmi d’autres, la remit au goût du jour, mais ne se contenta pas de l’actualiser, pas plus que de la commémorer, le pire destin réservé à une œuvre fantastique, mais bien d’en sortir en 1982 toutes les images qui à leur tour allaient marquer des générations de spectateurs. Dont bien entendu la génération qui allait découvrir le cinéma fantastique dans les années 80 et 90, dont nous sommes.
Que nous raconte The Thing ? Le film débute sur une longue séquence en plans d’ensemble – nous sommes bien au cinéma – qui embrassent le paysage blanc immaculé des grands espaces de l’Antarctique. Un hélicoptère au loin s’avance vers nous, tandis qu’au sol une tache noire dessine un sillon sur la neige. L’hélicoptère semble pister un chien de traineau. On ne comprend pas bien l’action – la course du chien et l’itinéraire de l’hélicoptère sont-ils corrélés ? Assistons-nous à une exposition classique, typique de l’arrivée des « héros » dans le lieu où va se nouer l’action ? Mais alors pourquoi nous montrer ce chien, seul, au milieu de l’étendue neigeuse ? La musique, attribuée à Ennio Morricone, mais que pour ma part j’associerais beaucoup plus, pour le thème principal en tout cas, à Carpenter lui-même tant sa « patte » est reconnaissable, se contente de battre une double pulsation que l’on pourrait dire « cardiaque », et ce seul effet sonore inquiète quant à la scène qui se déroule sous nos yeux. Nous ne savons rien, mais nous avons déjà peur – peut-être même avons-nous peur parce que nous ne savons rien… Le film a bien d’ores et déjà commencé. Il ne cessera de jouer avec ce sentiment de l’ignorance consciente d’elle-même : je sais que je ne sais rien, voici le préalable à toute bonne maïeutique de la peur.
Nous avons déjà évoqué le motif de la paranoïa comme l’un des éléments les plus habituels du cinéma fantastique, américain tout au moins. C’est qu’il y a quelque chose de foncièrement paranoïaque dans la psyché du cinéma américain depuis qu’Hollywood en a fait le premier vecteur d’identité nationale. L’Amérique, comme toute puissance dominante, a tendance à se considérer à l’égal d’une citadelle assiégée. Et le pire ennemi de cette citadelle, ce n’est pas tout à fait l’armée ennemie, mais bien celle qui nous infiltre, nous endort, nous noyaute puis nous renverse. Traditionnellement, cet ennemi intérieur américain prend la forme toute bureaucratique et autoritaire du pouvoir fédéral, ou central, forcément coupé de la réalité des situations individuelles, et cherchant à tout prix à assujettir les volontés récalcitrantes. Ce modèle du pouvoir aveugle, et éventuellement pernicieux, qui met l’individu à la merci de l’ennemi, le vrai, est un motif récurrent du cinéma de genre américain, classique ou contemporain. Carpenter se revendique éminemment de cette tradition de défiance à l’égard de l’ordre établi – pour le pire et pour le meilleur. Sa magistrale conclusion de Los Angeles 2013, qui date de 1996 et qui nous décrit une Amérique dont la version bushienne 4 ans plus tard ne sera pas très loin de la fiction, remettait les pendules à l’heure : l’Apocalypse passait par l’extinction littérale et jouissive de l’Etat oppresseur – « il a éteint le monde », avant-dernière réplique du film - afin de permettre à son héros, le Snake Plissken interprété par l’acteur désormais fétiche de Carpenter, et interprète principal de The Thing, Kurt Russell, d’enfin allumer sa cigarette et de jeter au spectateur face caméra, en même temps que sa dernière allumette, un inoubliable : « Welcome to the human beings » ! L’ouverture de The Thing résonne étrangement comme l’exact inverse de l’épilogue de ce film encore à venir. Un chien, un animal, pénètre dans l’enceinte de la base américaine, poursuivi par les norvégiens lointainement voisins, à la fois semblables, ils sont scientifiques, poilus et masculins pourrait-on ajouter quant à leur apparence, et différents, ils sont étrangers, ne parlent pas l’anglais, et l’on ne comprend rien de leurs motivations. L’unité entre « êtres humains » qui semblera prévaloir dans la conclusion de L.A 2013, semble radicalement remise en cause dans cette introduction à The Thing. Nous sommes au début d’un récit lui aussi d’apocalypse, et le soupçon est général : nous ne pouvons nous fier à ces semblables que l’on ne comprend pas, qui cherchent par tous les moyens à supprimer ce chien apparemment inoffensif, dont on ne sait ce qu’il représente pour eux. Nous ne le saurons pas puisqu’une rixe éclate entre américains et norvégiens, et ces derniers périssent lors de l’altercation. Le chaos s’est introduit dans l’ordre bien réglé de la base américaine. Il va désormais accomplir son œuvre de déstabilisation, d’aliénation pourrait-on dire, pour rebondir sur un terme que tout le monde a encore en tête en 1982, trois ans seulement après un autre fameux film d’invasion et de paranoïa, l’Alien de Ridley Scott.

On a beaucoup dit que le film de Carpenter était une réponse au film de Scott. Certes il met en scène le même petit groupe social, laborieux, sinon prolétaire – ces scientifiques n’en ont pas tout à fait l’allure et pourraient tout aussi bien être des ouvriers du pétrole – strictement masculin dans le cas de The Thing, et peut-être y-a-t’il là un sous-texte sexuel qui n’est pas sans intérêt, de la même manière que l’Alien de Scott surgissait du ventre d’un homme pour se battre avec une femme – inversion des valeurs habituels de la représentation des genres. Carpenter met en scène l’isolement de ce groupe dans les espaces désolés de l’Antarctique, tout comme Scott isolait ses personnages dans les espaces vides intersidérales, il met enfin en scène un monstre qui élimine une à une ces proies, qui essaient de comprendre ce qui leur arrive, et ne saisissent que trop bien que la menace qui les a envahit, à travers leur groupe s’en prend à toute l’humanité. Nous pourrions ainsi jouer au jeu des comparaisons durant tout le film, mais l’intérêt de la mise en scène de Carpenter relève d’une différence majeure avec le maniérisme de Scott.
Carpenter, il l’a reconnu lui-même, n’a jamais filmé que des westerns, sans pourtant en avoir jamais réalisé un seul. Cette base américaine isolé en territoire hostile, c’est évidemment le fort au bord de la Frontière, celle-ci passant de sa réalité physique à son fantasme mental. Et que représente le fort dans implanté dans la désolation d'espaces hostiles : la Communauté, ce concept tout américain, première pierre à partir de laquelle pourra s'étendre la Civilisation, contre les éléments inhospitaliers et les farouches sauvages. Dans The Thing, c'est bien de la sauvegarde de cette communauté dont il est question, mais non plus d'une manière territoriale, mais bien mentale. Le seul accessoire de costume du personnage interprété par Russell, un chapeau texan, nous le signifie dès l'ouverture du film.
Carpenter ne cesse de filmer un groupe, celui de ces mâles américains, qui se fait, se défait, se reforme pour à la fin se désagréger tout à fait. Dès le début du film, lorsque l'on nous présente ces héros rendus à leur quotidien, Carpenter les filme dans l'espace commun, qui a tout du bar d'un trou perdu typique du cinéma américain, un genre de saloon pourrait-on dire. Certains jouent au billard, d'autres regardent la télévision – en boucle, ils se repassent des émissions déjà vues, dans une parodie d'American way of life – ils fument, boivent, passe le temps. Avec l'irruption de la Chose, ce groupe, cette communauté, va une première fois être perturbée, dans la mise en scène tout au moins. Après la mort de Bennings, le premier à se trouver « envahi » puis tué, au moment même où la Chose prend possession de lui, le groupe se réunit à l'extérieur de la station, autour de sa dépouille mortelle, alors que MacReady, le personnage incarné par Kurt Russell, embrase son cadavre afin d'en débarrasser son pernicieux occupant. En cercle devant le brasier, les uns et les autres, d'abord silencieux, comme lors d'une cérémonie funèbres, se lancent en conjecture sur les causes de cette première incursion de l'horreur dans leur quotidien bien réglé. Ils ne semblent pas encore épouvantés, simplement anxieux quant à l'attitude à adopter. Le groupe est encore solidaire, même si certaines failles commencent à apparaître lorsque des doutes affleurent dans la discussion.
Carpenter, à la suite de cette scène, va bien prendre soin de filmer l'évolution de la division au sein du groupe, en morcelant le point de vue du spectateur. A partir de maintenant, nous-mêmes ne sauront plus à qui nous fier. Nous savons que la Chose s'immisce dans ses « hôtes » lorsqu'ils sont seuls, et donc vulnérables, et invisibles aux yeux de leurs camarades. Et Carpenter s'amuse à nous mener avec tel ou tel personnage, pendant un temps, prenant bien soin de masquer ce que les autres font, et même où ils peuvent se trouver. « Où sont les autres ? », va devenir le gimmick du reste du film, et très vite la différence entre moi et les autres, entre l'identité du sujet et l'altérité irréductible de son semblable, va s'accentuer, jusqu'à dissoudre toute solidarité, et partant toute possibilité d'existence de la communauté.

Un personnage comprend cela avant les autres, après avoir observé au microscope électronique le comportement des cellules de la Chose, et en tire la tragique conclusion : la seule issue, afin de se sauver, est de se supprimer. Le seul moyen de résoudre la contradiction dans laquelle cette petite troupe va désormais se trouver, c'est la mort. Il va donc avec fureur et détermination détruire tous les moyens qui permettent à la base de rester en contact avec le monde extérieur : hélicoptère, traineaux mécanique, chiens, radio... Un autre personnages déjà avait compris que l'un d'entre eux tramait quelque chose contre les autres, et avait fait part de ses doutes à MacReady, après lui avoir demander de s'isoler avec lui du reste du groupe. Ce geste de précaution est déjà la conséquence du poison de la division.
La suite des péripéties joue sans cesse, jusque dans le cadre des plans finement composés par Carpenter, de cet effet de fragmentation du groupe. Lorsque le « suicideur » s'acharne contre son équipe, pour son bien pense-t-il toutefois, le groupe fait encore corps, mais se sépare pour le prendre à revers. Il sera à son tour isolé des autres, dans une remise à l'extérieur de la base. Mais la défiance est désormais bien implantée : une querelle va opposer le chef de la mission au reste de l'équipe, qui va se choisir MacReady comme nouveau leader. Cette décision du chef qui se démet lui-même de ses fonctions et laisse à ses compagnons la responsabilité de déterminer qui désormais est « in charge », participe également de la dissolution de la communauté. Dès ce moment, MacReady se heurte à l'autre « mâle dominant » du groupe, Childs, et leur rivalité toute virile va saper un peu plus la cohérence du groupe.
C'est aussi là l'un des choix de narration de Carpenter que de nous présenter un groupe strictement masculin, comme si cette caractéristique présentait dès l'origine la faille de cette communauté. En l'absence de femme, ces hommes entre eux vont forcément finir par s'entretuer pour savoir qui est le chef. Leur seule volonté de puissance est déjà le ferment de leur anéantissement. La Chose – amusant que ce terme en français sonne si féminin – ne vient que mettre à jour ces conflits latents, sauvages, qui ramène au barbare l'être civilisé que ses hommes pensent être. Le fait que la seule présence féminine effective du film soit la voix de l'ordinateur contre lequel joue et perd aux échecs MacReady au début du film, n'est peut-être pas tout à fait anodin. MacReady se venge d'ailleurs aussitôt de cet ordinateur en le noyant d'un verre de whisky – geste tout macho s'il en est...
Avec ce nouveau chef, le groupe se reconstitue donc, et tente de trouver la parade à son délitement. Mais là encore les choses vont dégénérer un peu plus : la Chose, jouant des effets de division, va parvenir à mettre en cause MacReady lui-même. Celui-ci parvient toutefois à reprendre le contrôle de la situation, mais désormais, ce n'est plus seulement un groupe qui se délite que filme Carpenter, mais bien un individu seul contre tous. La guerre de tous contre tous, voilà à quoi est parvenue la Chose.
La scène d'anthologie du test sanguin nous présente chacun de personnages, face caméra, nous regardant, dans un suspens qui tient non à la présence de la Chose, mais bien plus à la disparition de l'humanité de chacun. Le monstre n'est plus celui qui est envahi, mais bien celui qui ne peut plus croire à l'humanité de l'autre, d'aucun autre. Là encore, à l'issue de cette scène qui débusque l'un des infectés, MacReady semble reprendre le contrôle d'un groupe qui ne cesse toutefois de se réduire. Finalement, les derniers survivants disparaîtront purement et simplement, et du groupe, il ne restera plus à la fin que les deux mâles rivaux, Childs et MacReady, seuls, et dont la lutte n'a désormais plus aucun sens. La paix arrive faute de combattants semble nous dire Carpenter, dans un final à la noirceur et l'ironie désespérée qui conclue magnifiquement tout le programme politique de son film.
Il nous faut aussi ici dire un mot des qualités plastiques de ce film. En plus de la musique que nous avons déjà brièvement évoquée, avec son thème « cardiaque » mais aussi ses nappes de cordes vaporeuses très « goldsmithiennes », le film, à l'image, décline tout du long une gamme chromatique qui participe de l'effet de dissolution déjà évoqué. Dans le premier tiers du film, tout se passe de jour, dans une lumière crue rendue plus éclatante encore par les immensités neigeuses – beaucoup de scènes ont encore lieu en extérieur. Dans le second tiers du film, les personnages s'enferment dans la base, et la nuit les avalent. Nous sommes dans les bleus encore soutenus des éclairages extérieurs et des cloisons de la station. Puis nous basculons dans le dernier tiers du film dans l'obscurité de la nuit sans lumière, de la tempête qui efface littéralement tout paysage et tout décor. Les dernières scènes se déroulent dans les tréfonds de la base, dans des rouges sombres et soutenus, tout organiques, avant que les seules lumière qui viennent éclairer une image de plus en plus noire – littéralement – ne soit plus que les feux, d'abord isolés dans la première partie du récit, lorsque les lance-flammes se contentent de brûler les restes des infectés, puis de plus en plus présents, lorsqu'il faut débarrasser la station de toute présence potentielle, enfin omniprésents quand l'ultime solution à cet invasion est l'embrasement généralisé de toute la base. Le film se termine sur un plan d'ensemble, comme il s'est ouvert, mais nous ne voyons désormais au loin plus que quelques feux qui brûlent contre la nuit – et s'éteignent progressivement. Nous voici revenu aux temps immémoriaux d'avant la civilisation, le monde s'est éteint : bienvenu chez les être humains, ces organismes qui se battent entre eux jusqu'à s'anéantir, à l'opposé de formes de vie qui ont su évoluer durant des millions d'années et s'adapter...
Il faudrait aussi évoquer, bien entendu, les effets spéciaux, probablement parmi les plus beaux du cinéma d'horreur, il faudrait s'attarder sur le lien secret qui existe entre la Chose aux formes arachnéennes, et la géographie de décors eux-mêmes arachnéens, il faudrait évoquer L'invasion des profanateurs de sépultures de Don Siegel, et traiter de son rapport historique au film de Carpenter, il faudrait évoquer la réception de ce film, en 1982, puis tout au long des 30 qui nous en séparent. Il faudrait enfin s'amuser à prendre à la lettre la déclaration des personnage dans le film à propos de « cette forme de vie qui imite le réel », et se rappeler que c'est bien là la fonction du cinéma... Il faudrait dire encore énormément de choses sur cette tragédie contemporaine, où sont respectés unités de lieu, de temps et d'action, et où l'hybris, cause du malheur tragique, n'est désormais plus la défiance à l'égard d'un Dieu, mais bien celle à l'égard de l'homme : la paranoïa, motif majeur du cinéma fantastique depuis ses débuts.
Il faudrait parler de tout cela, mais il faut en garder un peu pour samedi, les amis !
A suivre, donc...

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