dimanche 21 octobre 2012

Revoir 1982 (21/31) : Class of 1984

LE DROIT DU PLUS FORT
Class of 1984, Mark L. Lester, Canada, 1982




L'intérêt des produits d'exploitation c'est qu'ils mangent à tous les râteliers : en fonction des récents succès, on retrouvera un peu de ceci et un peu de cela pour un public dont on suppose qu'il ne sera pas très regardant sur l'originalité, tout préoccupé d'abord qu'il est de retrouver les motifs qui lui avaient procuré satisfaction dans les films "copiés-collés". Cette manière de faire du cinéma consiste donc à réaliser principalement des sortes de remakes en direct, souvent dans l'immédiate exploitation d'un succès, parfois, lorsque les plagiaires sont particulièrement doués, c'est-à-dire réactifs et clairvoyants, antérieurs même au produit dont ils sont dérivés. Ce procédé est typique d'une certaine industrie du cinéma caractérisée par son sens de l'abattage : faisons vite, beaucoup, et à moindre frais - on parviendra toujours à retomber sur nos pieds. D'une certaine façon, ce « process » industriel incarne l'exacte inverse de l'Hollywood d'aujourd'hui où tous les œufs sont mis dans le même panier, et où l'on ne produit finalement plus que quelques films par an, qui coûtent des centaines de millions de dollars, et qui n'ont pas le droit à l'erreur. La stratégie gagnante obligée - et qui parfois entraine dans sa chute des studios entier... Ce Class of 1984, film canadien, appartient à cette manière à la marge d'Hollywood de faire du cinéma.





Cette industrie cinématographique du « faire vite, à faibles coûts, sans se soucier de standards de qualités qu'on laisse à d'autres, pour éventuellement ramasser très vite un maximum de pognon », m'apparait littéralement comme une attitude punk. Que l'on s'entende : je n'ai aucun mépris pour cette manière de faire du cinéma, bien au contraire. Si les majors hollywoodiennes étaient d'abord attachées à produire des œuvres rigoureuses et exigeantes, sacrifiant parfois leur possible rentabilité à la volonté artistique, ça se saurait ! D'une certaine façon, ces producteurs de série B travaillent dans une marge, qui loin de voler quoi que ce soit à Hollywood, lui rend justice. C'est aussi avec ces soutiers de la pellicule que le cinéma américain s'est parfois – souvent ?- renouvelé, cette industrie subalterne pouvant même apparaitre à certaines époques, comme le département « research et development » de l'Hollywood conventionnel. Souvenons-nous ainsi d'un Roger Corman, et de ses productions surfant en permanence sur la dernière mode, et des studios duquel sont pourtant issu un certain nombre des grands réalisateurs américain, du Nouvel Hollywood notamment.
Ainsi ce Class of 1984 emprunte à de nombreux films de genre des années précédentes, avec un sens affirmé du shake-up, tant il est vrai que Lester semble prendre son sujet au sérieux. Une fois encore, c'est donc avec respect que j'aborde ce film, à la fois patchwork d'œuvres de référence, et rien que ça, cela semblerait intéressant dans le cas de notre Train Fantôme, mais aussi film connu pour être resté dans les mémoires comme l'un des premiers traitant, dans le genre, de la question de la violence dans le système éducatif américain. Lorsque l'on sait que ce système est l'exact reflet de la violence sociale qui existe dans la société américaine, et que ce sujet a régulièrement été traité par le cinéma américain depuis au moins Blackboard Jungle, tourné en 1955, on est curieux de voir comment le genre, dans sa frange la plus marginale, a pu s'en saisir. C'est aussi que ce cinéma vénal par nature dit souvent quelque chose de son époque, souvent malgré lui, et c'est vraiment le cas de ce Class of 1984.
A quels genres ce film emprunte-t-il ? S'il est dans ces pages, c'est pour son argument très vaguement d'anticipation. Nous sommes donc en 1984, soit deux ans après la sortie du film, cette fameuse année 1982, comme, l'année d'avant, avec John Carpenter et son New York 1997, nous nous situions seize ans après la sortie. Il faut croire qu'en ces early eigthies, il y avait un goût de l'avenir proche, qui semblait décidément particulièrement incertain... Le film de Lester apparait comme une lointaine prequel du film de Carpenter : la criminalité a explosé dans les lycées américains, avant que quelques temps plus tard, ces jeunes voyous devenus criminels aguerris, ne viennent peupler l'île de Manhattan, transformée en bagne à ciel ouvert, dans lequel ne règne plus que la loi du plus fort.
C'est une constante lors de ce début des années 80 de voir dans la mégalopole de la côte est comme le symbole d'une nouvelle Babylone, repaire de tous nos maux. Certes l'état de décomposition sociale de la ville à la fin des années 70, l'arrivée massive du crack et la corruption généralisée de l'administration civile ne pouvaient que générer cette image de ville dantesque, dans laquelle venait se perdre la civilisation. Class of 84 ne se passe pas pourtant à New York, mais dans une grande ville qui n'est pas nommée, qui n'est même plus nommée pourrait-on dire, et dont la parenté avec la Big Apple est pourtant évidente.
Ainsi le film, par quelques cartons explicatifs, s'ouvre-t-il sur le mode de la ville corruptrice – contre la campagne authentique, d'où est issu l'enthousiaste professeur de musique nouvellement nommé dans ce lycée urbain. Ce trajet du héros américain depuis sa terre qui ne ment pas jusqu'à la Cité dépravée est un thème classique du cinéma américain, et notamment du western. Nous avons déjà souligné comment ce thème reprenait une vigueur nouvelle à l'aube de ces années 80 à propos du genre de l'Héroïc Fantasy, nous voici dans le même mouvement – ici, mais aussi, donc l'année précédente avec New York 1997 de Carpenter. Mais Lester n'est pas Carpenter, et la critique du monde moderne n'est certes pas la même que celle de l'auteur de The Thing. C'est qu'il y a d'autres origine à ce film « collages ».
Un autre sous-genre est apparu durant la seconde moitié des années 70, subordonné à un renouveau du polar, dont Clint Eastwood et son Dirty Harry constitue le haut du panier, le film de voyous, "punk" en anglais. "Make my day, punk" est déjà devenu une réplique culte, en ce qu'elle promet violence jouissive pour le spectateur, au dépens de ces personnages de garnements. Déjà avec l'Inspecteur Harry était célébrée une forme de justice expéditive à l'égard de jeunes gens dont le spectateur suppose – parce que le metteur en scène l'induit - qu'ils sont irrécupérables. Certes, dans les films de Harry, c'est toujours un peu plus compliqué que ça, et les punks en question permettaient surtout de faire signe afin de faire valoir l'inspecteur Harry, qui apparaissaient alors d'autant plus cool...
Toutefois cette figure du cinéma américain a connu une postérité toute surprenante : ces voyous se caractérisent la plupart du temps par leurs bonnes humeur sadique permanente, par une insouciance qui confine a la bêtise, par des comportements de brutalité physique dans tous leurs rapports, même entre eux. L'important est que rien n'est à sauver chez ces jeunes gens qui sont d'authentiques pervers sadiques – ou du moins des caricatures de pervers sadiques la plupart du temps... Ces figures, issues d'un contresens de l'Alex d'Orange Mécanique de Kubrick, ont donc connu une grande postérité dans le cinéma de genre américain, même le plus mainstream : ainsi dans Retour vers le futur, le personnage de Biff tourmente dans toutes les dimensions temporelles le pauvre Michael J. Fox – déjà tourmenté par ses ainés dans ce Class of 1984. Nous pouvons aussi citer Robocop et son groupe de psychopathes rigolards et imbéciles, mais aussi enfin, pour marquer la postérité de cette figure du punk, la méchante et ricanante fille du roi dans le très mauvais Conan de Nispel. Si ces personnages ont ainsi traversé les décennies, c'est qu'ils sont pratiques : contrairement à l'Alex de Kubrick, qui faisait l'objet d'un traitement social, ces personnages ne sont jamais traités que d'un point de vue psychologique. Ils sont mauvais, irrécupérables socialement, donc a éliminer purement et simplement. Ainsi dans ce Class of 1984, le professeur de musique est-il très vite en butte à la violence, d'abord provocante, puis réellement furieuse d'une bande de cinq adolescents, dirigé par Stegman, le plus intelligent d'entre eux – c'est pas très dur...- qui prend en grippe cet enseignant dont les valeurs semblent d'acier trempé.
Les vexations dont fera l'objet le héros du film, se transformeront bien vite en atteintes beaucoup plus directes, vol, dégradation, puis agressions physiques, jusqu'à l'innommable – du fait notamment de l'inertie de toutes les autorités auxquelles s'adresse le prof : collègues, principal du lycée, police, parents d'élève... No one is innocent, dans ce film, et pour survivre aux punks, il semble falloir devenir punk soi-même dans l'Amérique des années 80...
En effet, en 1982, la même année donc, sort la suite d'Un justicier dans la ville, avec Charles Bronson, fameux film sur l'autodéfense racontant comment un père se venge des violeurs de sa fille. Cette série de films fait suite à un genre très particulier, le rape and revenge qui a fait florès dans les années 70, dans un certain cinéma d'horreur. Les films de ce genre, foncièrement malsains, mettaient en scène un ou des personnages féminins aux prises avec un groupe d'hommes qui finissaient par les violer, dans des scènes longuement et complaisamment insupportables, avant que ces jeunes femmes ne se ressaisissent et ne se vengent, souvent abominablement, de leurs tortionnaires, dans des scènes à la violence forcément jouissive pour les spectateurs qui avaient assistés quelques minutes plus tôt à des scènes de viol d'une rare cruauté. Pensons ce que l'on veut de ce genre, ce n'est pas le sujet ici de commenter l'un ou l'autre des films qui ont fait sa réputation, mais reconnaissons au moins que ce genre avait le mérite de mettre le spectateur en situation inconfortable, et par ailleurs de faire de personnages féminins outragés des vengeresses plus impitoyables encore que leurs bourreaux. Les victimes de l'ordre patriarcal devenaient celles-là même qui allaient le corriger, littéralement. Avec Le justicier dans la ville, tout cela est bien fini : on garde la complaisante scène de viol, mais la fille reste une victime, et c'est le père, Bronson, qui rétablit la justice à coup de fusil à pompe. Il y a bien là comme la réaffirmation du système patriarcal puritain : non, le sexe n'est jamais libérateur !
Dans Class of 1984, c'est bien ce genre qui est a l'œuvre car le personnage principal, tout pénétré qu'il est par les principes de l'éducation, de l'ordre et de la loi, finira par agir sans scrupules aucun lorsque sa femme sera violée par ses tourmenteurs. Bien entendu, on pense là à un autre film, bien plus marquant dans l'histoire du cinéma, le Straw Dogs de Sam Peckinpah, qui date de 1971, et qui avec Orange Mécanique et Délivrance de John Boorman, a marqué les esprits pour sa violence et son ambiguïté. Oui, mais c'est que dans ces films, il y en avait de l'ambiguïté... Là, vraiment, on ne peut qu'être d'accord avec ce pauvre professeur, parfait en tout, contre ces voyous, affreux, sales et méchants, dealers, proxénètes, violeurs, n'en jetez plus ! On sent Lester pénétré de son sujet. Il semble vraiment penser que ces jeunes sont le mal quand le professeur incarne le bien. Nous sommes là dans la plus pure tradition puritaine, avec toute la caricature et le manichéisme que cela suppose. Une fois encore, on pourrait penser que je prends un peu trop au sérieux un film qui est d'abord d'exploitation, mais ce ton de sérieux existe dans le film. Et tant mieux, parce qu'au fond, c'est bien par là seulement qu'on peut accorder un peu de crédit à ce film réactionnaire.
Toutefois, si nous sommes donc dans la réaction la plus positive, il demeure quelque chose de surprenant dans ce cinéma : une forme de fascination tout à fait évidente pour ce que l'on prétend dénoncer. Le mouvement punk, né quelques années auparavant, et qui revendiquait ce No Future propre à l'époque, a vraiment fait peur, croit-on comprendre, et cette peur a provoqué une véritable fascination. C'est qu'il est pratique de se camoufler derrière la dénonciation pour se comporter enfin comme ces voyous qui ne respectent rien. Ainsi peut-on se livrer à des « exactions cinématographiques » que les bonnes mœurs réprouvent habituellement. Une pratique typique de cette manière de s'encanailler assez habituelle dans le cinéma de genre.
Deux scènes, qui mettent en jeu l'avilissement de femmes, sont assez représentatives de cette manière de faire. Dans la première, le chef de bande, Stegman, en échange de sa dose de drogue, soumet une jeune junkie à la prostitution – en l'occurrence du spectateur, puisqu'il lui est ordonné de se déshabiller devant nous. La jeune droguée se livre donc à un rapide strip-tease, dans une scène de nudité, dont le contrepoint sera la manière qu'aura Lester de filmer le viol de la femme du héros, qui restera finalement très chaste à l'image – même si la sauvagerie des personnages est largement soulignée. L'on peut représenter à l'écran la nudité d'une junkie, victime quasi-consentante selon le regard de Lester, quand le calvaire de la bourgeoise femme du professeur doit rester respectable, selon les conventions visuelles. Nous sommes alors très loin d'Orange Mécanique, ou de Straw Dogs, dont la violence consistait précisément à rendre le spectateur sinon complice, du moins voyeur complet des exactions d'Alex et ses Droogies.


Une image kubrickienne qui met le spectateur autrement plus mal à l'aise que
 la molle complaisance de Lester ci-dessus
Si cette différence de mise en scène dit quelque chose du rapport de Lester à ces personnages, et au « monde » qu'il filme, c'est surtout le dernier plan qui nous renseigne sur la substance de son projet, et qui compose la seule véritable idée de mise en scène d'un film à la grammaire toute télévisuelle. Andy, le héros, et Stegman finissent par s'affronter sur le toit du lycée, durant le concours symphonique auquel participe la classe du professeur. Tandis que l'orchestre des lycéens achève les dernières mesure de sa partition, et qu'éclatent les applaudissements d'une audience enfin conquise, le corps de Stegman traverse la verrière qui domine la salle – Andy a vaincu lui aussi, le « vilain » Stegman vient de chuter depuis le toit dans la salle de concert. Son corps s'est emmêlé lors de la chute aux nombreuses cordes qui surplombe le dôme de verre de la salle de concert, et c'est littéralement pendu qu'il apparaitra aux spectateurs du concert, dans une fin aussi spectaculaire que symbolique. A la fin, les voyous n'ont que ce qu'ils méritent : la corde, au vu et au su de tous.
A quand le rétablissement de cette belle tradition de la pendaison publique ?
Le dernier carton qui conclue le film, et nous indique que Andy ne fut jamais inquiété, nul témoin ne s'étant manifesté, enfonce le clou : face à la violence, n'hésitons pas à user des mêmes méthodes. D'une certaine façon, ce film nous renvoie à ce que l'on disait de l'Héroïc Fantasy, mais au premier degré : si vous voulez être civilisé, n'hésitez pas à être barbare. Voici le discours déjà commun en 1982 et qui aura en Amérique une véritable postérité, quand il s'agira de pratiquer la « guerre de prévention ». Ce cinéma célèbre la Réaction la plus extrême, qui se complait largement dans la mise en images de sa propre violence, mais qui a toujours autant de répugnance à envisager certaines représentations en dehors d'un pur cadre de répression. Le projet exactement inverse, une fois encore, de films comme Orange Mécanique, Straw Dogs ou Delivrance, ou plus « proche » de nous, d'un film comme The Loveless, qui la même année, sur un sujet comparable, parvenait à dire quelque chose de l'Amérique qui dépassait sa seule morale étriquée et majoritaire.
"I am the future", ne cesse de chanter Stegman à l'intention d'Andy : non, le futur c'est le retour à l'ordre ancien. Oui, le futur c'est bien la loi du plus fort. Et tant mieux, semble nous dire Lester...

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