dimanche 28 octobre 2012

Revoir 1982 (28/31) : Cafe flesh


LA CHAIR EST TRISTE (HELAS...)
Cafe flesh, Francis Delia, USA, 1982

Voici un bien étrange objet, assez typique de ce début des années 80, lorsque les limites et canons des différents genres cinématographique issus de la parenthèse effervescente des années 70 ne sont pas encore complètement fixés. D'une certaine manière, dans ce registre d'un cinéma d'exploitation qui admet encore sa part d'expérimentation, nous pourrions avoir à l'une des extrémités de ce spectre en voie de disparition, le Tron de Lisberger que nous évoquions hier, étrange objet presque abstrait pourtant tout droit sorti des studio Disney, et à l'autre extrémité, dans un projet esthétique sinon comparable, tout au moins analogue, ce Cafe flesh, film pornographique qui connut une sortie mainstream dans sa version allégée des scènes de sexe explicite, comme disent les américains, et dont l'univers inquiétant et surréaliste relève définitivement plus du film fantastique que du hard californien.




L'argument est donc d'anticipation. Sur une Terre dévastée par l'apocalypse nucléaire, 99% de la population a muté pour devenir sexuellement « négative », c'est-à-dire impuissante. Tout rapport sexuel rend malades ces « mutants », pourtant soumis à l'impérieuse loi du désir. Le seul réconfort qui leur est désormais autorisé, consiste à ce rendre dans ce Cafe flesh, cabaret nocturne sur la scène duquel s'ébattent en d'étranges saynètes, le 1% restant de la population, dite « positive » et dont la libido continue de pouvoir s'accomplir jusqu'au coït. Ces « positifs » sont à la fois dominants, et dans le même temps, soumis aux négatifs : leur devoir consistent à se donner en spectacle à ceux qui ne connaîtrons jamais que la frustration d'être spectateurs et jamais plus acteurs. Un personnage féminin, Lana, incarnée par la future scream queen de série B. Michelle Bauer, qui se rend régulièrement à ce spectacle en compagnie de son amant négatif, déprimé par son incapacité à lui faire l'amour, s'avèrera être une positive, et sera pressée de participer au spectacle, tandis que son compagnon se vengera du maître de cérémonies des lieux, coupable à ses yeux d'avoir détruit son couple. Ainsi donc, nous évoluons en pleine dystopie : ce monde de fantasmes est d'abord un monde d'obligations, un monde normalisé, qui se distingue en deux catégories et assigne à chacun la place qui doit être la sienne. Bien entendu, la « métaphore » est évidente, et la misère sexuelle des négatifs, spectateurs du Cafe flesh, nous renvoie à la nôtre propre, spectateurs du film, rudoyés que nous sommes en permanence par Max, le maître de cérémonie, aussi halluciné qu'arrogant, et qui dans une performance slam très queer, rythme la succession des séquences de spectacle qui constitue le film.

Max, le MC des lieux
J'ai déjà évoqué au sujet des Prédateurs cette sous-culture issue des communautés gay de New York durant les années 70. La libération des mœurs, et la libéralisation du sexe qui fut à peu près conjointe, a suscité un nouvel impératif libidinal très en phase avec la société de consommation et de spectacle qui est la nôtre : vivre, c'est jouir. Et, à défaut de jouir soi-même pleinement, tout au moins a-t-on l'obligation de jouir du spectacle des autres. Cette réduction de la sphère du plaisir à sa seule satisfaction, dans tous domaines, sexuel bien sûr, mais aussi alimentaire, domestique, professionnel, financier, est en passe au début de ces années 80 de devenir le mot d'ordre d'une certaine génération qui va prendre le pouvoir, les yuppies, pour lesquels l'essentiel est désormais de ramener au minimum possible l'écart existant entre le désir et sa satisfaction. La vitesse, l'avidité, l'égoïsme et l'enivrement sont devenus les nouvelles valeurs auxquelles se mesure l'ambition de réussite de ces nouveaux maîtres du monde - et dont les caricatures à peine forcées feront bientôt le miel des écrivains et cinéastes du genre, avec par exemple Brett Easton Ellis en littérature et son American Psycho, ou encore au cinéma Paul Verhoeven et son Robocop.

Ce Cafe flesh quant à lui, me semble à l'endroit précis du croisement de ces époques, et en incarne comme la contradiction interne. Nous sommes encore dans l'esthétique toute psychédélique des années 70 ; toutefois, cette esthétique s'est désormais restreinte au plateau de l'espace de « représentation » du cabaret, en guise de souvenir d'une période dorénavant définitivement révolue, quand le public évolue dans un espace assez caractéristique des années 80 et de son style « punk ». Les visages figés et accablés des spectateurs aux coiffures et maquillages à la vulgarité outrée, nous renvoient à une imagerie décadente dont toute joie s'est enfuie. Nous sommes bien dès lors que l'on quitte l'espace clos de la scène dans le monde du No Future typique de toute représentation post-apocalyptique, décidément très en vogue durant cette décennie. Le « désir est enchaîné » comme le rappelle l'excessif speaker, et la cantina définitivement déprimante. Nous ne sommes pas loin là des représentations du encore débutant David Lynch qui mettait en scène un même théâtre fantasmagorique et inquiétant 5 ans plus tôt dans Eraserhead, ou plus proche de 1982, du théâtre victorien de monstres d'Elephant Man. Le seul motif spectaculaire capable de trancher avec l'environnement sinistre qui est désormais le nôtre, loin d'être en réalité le spectacle de la joie, est donc celui de « freaks » dont la condition excessive a pour principal mérite de nous rappeler que l'on est encore en vie. Le spectacle devient un shoot que l'on s'administre autant pour s'oublier que pour s'éprouver.


Les théâtres monstrueux de David Lynch

Ce nihilisme, non du spectacle, mais bien du spectateur, imprègne tout ce Cafe flesh, et semble d'abord s'adresser à nous, qui sommes assimilés à ces être fantomatiques, ces coquilles vides que plus rien ne peut rassasier... Les spectateurs du Cafe flesh sont la plupart du temps totalement immobiles, notamment deux jeunes femmes à l'allure éminemment sculpturale. A tel point que je me suis à plusieurs moment demandé si ce n'était pas là des mannequins, leurs peaux maquillées pouvant prêter à confusion – et connaissant les moyens budgétaires minimalistes du film, ce pouvait n'être pas impossible... Mais non, à plusieurs reprises ces « poupées » humaines s'adressent aux personnages ainsi qu'au spectateur du film. Cette présence de corps qui semblent totalement désincarnés est une constante du film : la maîtresse des lieux, genre de proxénète malgré elle, collectionne les oiseaux empaillés, dont l'allure correspond parfaitement à cet univers où tout est « réifié », où tout être vivant est transformé en chose – une certaine idée de la fin du monde. Même sur scène, les saynètes semblent finalement rejoindre cette immobilité, que ne peux que venir casser les quelques séquences « hardcore », en des va-et-vient sexuels mécaniques au possible, et qui semblent complètement dissociés des personnages impliqués.

Deux négatives "médusées"

Ainsi, l'humanité semble avoir quitté ces lieux : à l'intérieur de ce club dont la porte d'entrée est celle d'un coffre-fort, tout ce qui la constitue sur un plan physique, les émotions, les sensations, les sentiments, tout ceci semble avoir disparu, s'être émoussé, au profit d'une paralysie générale des corps et des âmes dans le public, ou d'un pur mouvement mécanique sur scène. Il n'y a plus rien de « désordonné » dans ce monde voué à l'entropie, où selon la maîtresse des lieux, « il faut bien jouer le jeu sinon c'est le chaos ». Cette perturbation d'un ordre bien réglé interviendra à la toute fin du film qui montrera en parallèle la copulation de Lana et le meurtre de Max par le compagnon jaloux de cette dernière. Cette dernière scène permet enfin de renverser ces épisodes d'une attente qui ne parvient jamais à s'accomplir. Toutefois, cette conclusion si elle apparaît comme un renversement narratif, ne vient « satisfaire » le personnage masculin que par le meurtre et non par l'amour. Ce personnage, qui a déclaré peu de temps auparavant à sa compagne frustrée de son impuissance sexuelle, qu'il lui était possible de se torturer pour au moins ressentir quelque chose, finit par faire l'expérience du ressentiment comme seul mode de volupté. Voilà qui semble particulièrement déprimant...

C'est que ce film, pour intéressant qu'il puisse être – sans non plus parvenir à devenir le chef d'œuvre un peu trop vite annoncé par des fans ou indulgents ou complaisants...- n'a décidément pas l'habituelle vocation masturbatoire du genre. S'il est question de désir pendant tout le film, jamais il n'est possible pour le spectateur (du film) de le ressentir comme tel. Je ne pense pas du tout que ce soit là un échec de Francis Delia, car son propos me semble autrement plus ambitieux que de réaliser un simple film érotique ou pornographique en partant d'un argument de science-fiction. Certes, le résultat n'est pas complètement à la hauteur de cette ambition, probablement aussi pour des questions de moyens, mais lorsque l'on sait que ce metteur en scène ne vient non pas du porno mais bien de l'underground new-yorkais, et a œuvré à la fois comme « clipeur » pour différents groupes punks, ou encore comme photographe et graphiste d'affiches de cinéma de genre – notamment la fameuse affiche de Pulsions de Brian de Palma - on ne peut complètement sous-estimer l'aspect « arty » du film. Les saynètes très « burlesque glauque » sont à ce titre plutôt réussie : un homme au groin de cochon vient taquiner une mère au foyer, dont les enfants, assis sur leurs chaises hautes en arrière-scène, sont incarnés par trois barbus maquillés en zombies et agitant leurs cuillères-tibia ; puis, dans la seconde scène, un homme crayon, sur fond de derricks texans, lutine une secrétaire qui semble totalement absente, tandis qu'une autre demande sans cesse d'une voix monocorde s' « il veux qu'elle tape un mémo »... Bien entendu, on peut tout mettre dans ces représentations à la fois surréalistes et psychédéliques, mais l'étrangeté opère et l'on reste fasciné par ces images composites pourtant tournées en de longs plans séquences – jusqu'aux séquences hard, dont la présence vient subvertir à mon sens tout le projet...
L'affiche du fameux film de De Palma réalisée par Delia


La secrétaire qui veut rédiger un mémo et le bébé zombie qui a faim...


Ce film, s'il est sorti dans une version édulcorée et destiné à un public certes adulte, n'en demeure pas moins pornographique dans son propos même : la représentation, même décalée, de personnages se livrant à des relations sexuelles. Et si une certaine tradition « freak » propre à un cinéma de genre le plus marginal qui soit - à ce propos, relisez la chronique du Chef de gare au sujet de Basket case - est respectée par Delia, la mise en scène des séquences pornographiques de son film vient subvertir son propos. Durant les quelques minutes hardcore du film, la grammaire morcelée des corps filmés sous leurs seuls angles génitaux reprend ses droits – probable concession à l'exploitation X à l'origine de la faisabilité du projet – et Delia renie là son projet d'origine, pourtant plus intéressant. Une scène est assez significative de cette limite du projet. C'est la fin de la nuit, le club vient de se vider de son public, un long plan en panoramique nous présente comme un instant de répit : il n'y a plus ni public, ni performeurs dans le café, rendu à sa tranquillité mélancolique. Ce moment de trêve, seule Lana le vit, l'éprouve. Dans la volupté de sa solitude, au moment où l'on comprend le trouble qui agite son visage, et dont on ne parvenait jusque là à dire s'il était de plaisir ou de douleur, Lana se laisse glisser au sol, et disparaît aux yeux du spectateur... Cette scène est la seule que l'on peut réellement considérer comme érotique – et sa résolution devrait demeurer hors champs. Hélas, et l'on sent que l'exigence pornographique a repris le pouvoir, une très courte séquence nous la présente finalement en train de se masturber sous les yeux de Max – toute la charge de la scène précédente s'annule ainsi, tout au moins dans la version intégrale du film. Malgré cette impossible alliage d'un projet alternatif et d'un produit pornographique, il n'en demeure pas moins que quelque chose d'inquiétant se dégage de l'ensemble de ces scènes, qui vient contredire l'habituel usage du genre. Si l'histoire nous raconte littéralement que les spectateurs de ce genre de représentations ne peuvent plus jouir des acteurs qu'ils contemplent en train de copuler, la réalisation singulière de Delia revendique la contradiction de son projet : seule la frustration émergera de ces saynètes dont l'érotisme n'est plus que le contrechamps de l'aliénation d'une société toute entière rendue à son ultime divertissement. Après la fin du monde, il n'y a plus qu'à s'amuser, et pourtant jamais nous n'y parviendrons...

Nous ne pouvons alors nous empêcher de penser que le terme par lequel sont désignés les fameux « positifs » du film, deviendra quelques années plus tard dans le « monde réel », celui par lequel l'on désignera les contaminés d'une maladie sexuellement transmissible dans laquelle une certaine Amérique puritaine verra la condamnation divine des comportements « débauchés » de la décennie précédente. Quant à nous, spectateurs des années 2010, nous ne pouvons que regretter que la tentative d'un cinéma littéralement obscène, à l'érotisme dérangeant, n'ait pas eu plus de partisans, afin, non d'irriguer le cinéma mainstream, cela le porno imbécile californien s'en est très largement chargé en trente ans – voyez à ce sujet notre débat à propos du Conan de Lispel – mais bien en représentations alternatives d'une sexualité qu'il reste à véritablement regarder comme telle. Je ne vois pour ma part qu'un David Cronenberg qui soit parvenu à travers certains de ses films (Frissons, Faux semblants, Crash) et notamment parmi les derniers (A history of violence, Les promesses de l'ombre), à infuser quelque chose de ce caractère charnel et indécent d'un cinéma que l'on ne réserve habituellement pas au grand public...



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