dimanche 7 octobre 2012

Revoir 1982 (7/31) : Les fantômes du chapelier.

LE CHAPELIER FOU 
Les fantômes du chapelier- Claude Chabrol- 1982- France.

Un invité dominical de prestige en la personne de Benjamin Josse, alias Lee Van Cleef d'UnderScores. Qui lâche les basque, pour l'occasion, aux compositeurs italiens de Cinececittà ou aux musiciens de l'archipel du soleil levant pour coller à celles, made in france, de Claude Chabrol, qui en 1982 étaient hantés par des fantômes dont seul le titre justifient leur présence en ces colonnes... Mais tous les prétextes sont bons pour parler d'un bon film.

Claude Chabrol, pour ses exégètes de la première heure comme pour ses détracteurs patentés, c'est une affaire classée depuis des lustres. 




Malgré cinquante ans d'une carrière bien remplie, le cinéaste semble condamné à n'être jamais rien d'autre que le pourfendeur multirécidiviste de la petite bourgeoisie, le témoin toujours pessimiste des barrières infranchissables érigées entre les classes sociales. Evidemment, il s'agit de ses habits de scène favoris, et il ne servirait à rien de nier qu'il s'est rarement fait prier pour les endosser. Mais on aimerait rappeler à la postérité qu'une oeuvre aussi foisonnante, loin de bâiller autour d'un seul et même pivot, a braconné avec une sorte de jubilation décadente dans de bien plus ténébreux sillons. Là, Chabrol s'est retrouvé en illustre compagnie. L'extrême stylisation de certaines de ses oeuvres de jeunesse, leur parfum de subtile perversité, font surgir la figure tutélaire d'un Hitchcock qui s'apprêtait alors à irradier ses derniers feux. Quant aux amants homicides des Noces Rouges ou à Jean Yanne, sublime d'une vilenie trop humaine dans le rôle-titre du Boucher, on est tenté d'évoquer à leur sujet le meilleur des films dits "criminels" de Richard Fleischer, quand ce dernier disséquait les plus sombres pathologies meurtrières avec sa caméra en guise de scalpel glacé. C'est un peu de tout cela que l'on croit déceler dans Les Fantômes du Chapelier, adapté du roman éponyme d'un Georges Simenon en rupture temporaire de Maigret. Au coeur d'une bourgade tout ce qu'il y a d'anonyme, les pas d'un curieux quidam résonnent sur les pavés humides. Sous son masque modérément avenant, les spectres du Anthony Perkins de Psycho et du Tony Curtis de The Boston Strangler se tiennent à l'affût.

En tous points formidable, un pli ironique jamais très éloigné des commissures de ses lèvres, Michel Serrault n'a pas lésiné sur la confection des fantasques apparats de Léon Labbé, ce Monsieur Tout-le-monde débonnaire. D'aucuns, n'y voyant que les résurgences bouffonnes de son jeu souvent outrancier dans les comédies de Jean-Pierre Mocky ou Pierre Tchernia, ne se sont guère encombrés de scrupules pour jeter la performance de l'acteur au fond du panier franchouillard. C'était demeurer aveugle aux patients efforts de Claude Chabrol pour construire, par petites touches faussement anodines, un climat aux relents claustrophobes informulés, comme si la petite ville ensanglantée par un mystérieux assassin se repliait toujours plus étroitement sur elle-même. Dans ces rues trop exigües pour espérer y cheminer incognito, dans ce troquet où l'on n'a pas la moindre chance de rencontrer un visage inconnu, personne ne paraît s'émouvoir du comportement chaque jour plus erratique du chapelier, qui aurait sans doute aimanté tous les soupçons dans une trame de thriller classique. Personne... excepté Kachoudas, l'insignifiant petit tailleur à qui Charles Aznavour fait don de sa silhouette courtaude et de ses yeux effarés.



Encore une fois, la singulière relation qui s'instaure entre les deux hommes prend à rebours les conventions que les spectateurs déboussolés guetteront en vain. Kachoudas sait que Labbé est le tueur de femmes qui sévit dans la région. Va-t-il s'improviser maître-chanteur ? Tentera-t-il, dans un sursaut d'héroïsme, de faire éclater seul l'ignoble vérité ? Que nenni. Rien ne peut se soustraire à l'irréalisme blafard dans lequel macère Les Fantômes du Chapelier, et en fait d'un chassé-croisé haletant où les protagonistes auraient incarné tour à tour le prédateur et sa victime, Chabrol met en scène un jeu presque puéril, ayant étrangement valeur de rituel. A l'heure de déambuler dans des venelles obscures, Labbé s'inquiète de ne pas voir arriver Kachoudas, guette sa venue sans chercher le moins du monde à se dérober aux regards, puis s'éloigne avec un sourire réjoui, le tailleur silencieux sur ses talons. Notre chapelier est de toute évidence un homme d'habitudes, et l'enthousiasme qu'il met à tourner en bourrique son vis-à-vis n'est pas moins sain que la dévotion dont il fait montre envers sa femme. Assassinée pour d'égoïstes motifs qu'un flash-back éclaire d'une lueur clinique, l'infortunée n'en demeure pas moins indispensable auprès de son meurtrier d'époux, qui conserve secrètement, dans la chambre conjugale, un mannequin grossièrement apprêté à son effigie. Moins par le souhait inconscient d'expier, comme on le réalise très vite, que pour garder immuable un cérémonial dont il n'envisage pas un seul instant de se défaire.



Plus retentissante, évidemment, sera l'inéluctable chute, que Labbé entame lorsque Kachoudas lui fait faux bond. De constitution souffreteuse, le petit tailleur est terrassé par la pneumonie que ses parties de cache-cache nocturnes lui ont fait contracter. Pour Labbé, brutalement orphelin de cette complicité aussi morbide que goguenarde, comme pour le film lui-même, qui avait fait du spectateur l'otage fasciné de ses étranges boucles répétitives, c'est le début d'un dérèglement fatal. Aucune trace de complaisance caricaturale, néanmoins, dans le regard que braque Claude Chabrol sur les derniers soubresauts auto-destructeurs du chapelier, mais une empathie en rien simulée. Le cinéaste, fréquemment accusé (pas toujours à tort, doit-on dire) d'avoir eu la main lourde en brossant les turpitudes de ses personnages, communie ainsi d'une façon élégante avec l'humanisme dénué d'oeillères de Simenon. Et qui sait, le visage en apparence défait de Léon Labbé, qui emboîte craintivement le pas aux policiers venus l'arrêter, cache peut-être un soulagement indicible. Celui de rompre, une bonne fois pour toutes, avec le simulacre macabre qu'était devenu sa vie.

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