vendredi 4 octobre 2013

Déréliction des sens



 
Dark water, Hideo Nakata, 2002, Japon



L’avantage avec les grands films, c’est qu’ils se passent largement de commentaires. Il est probable que si vous avez l’occasion de voir Bad biology – car je doute que vous l’ayez déjà vu…- vous vous souviendrez des égarements qui furent les miens pour remplir mon post quotidien. Dans le cas de Dark water, mes pauvres élucubrations n’y changeront rien : ce film devrait vous marquer au-delà de tous les bavardages possibles à son sujet.
                Si Henenlotter délirait au sujet des monstres, Hideo Nakata se consacre à l’une des autres grandes figures du Fantastique, le fantôme. Le cinéaste s’y était déjà intéressé lors de l’un de ses précédents opus, le très fameux Ring, dont la noire silhouette de Sadako a hanté les esprits de la poignée de festivaliers qui avaient eu la chance de découvrir ce film d’horreur dans quelques salles dédiées, avant son exploitation plus large consacrée non seulement par une suite, mais aussi par les remakes américains des deux films, dont le second fut réalisé par Nakata lui-même. Si l’on se souvient que celui-ci vient de la très controversée Nikkatsu, studio producteur de Pinku eida en série qui abreuvent les spectateurs japonais friands de sadisme vaguement érotique, le lien avec Henenlotter ne pourra qu’en paraître plus cruel : quand l’américain grenouille dans une filmographie quasi-clandestine, le japonais se révèle au plus large public, en n’omettant pas de mettre en scène un authentique film fantastique.
                Le fantôme,  donc. Figure emblématique du Fantastique tout autant que du cinéma, le fantôme se distingue du monstre en un complet effet de miroir : le fantôme est l’inverse du monstre. Si le second est susceptible d’être vu par tous, et par conséquent est contraint de se cacher pour amoindrir son état, le premier ne peut être vu que par qui il choisit d’être vu. On pourrait dire ainsi que le propre du fantôme est qu’il se montre. L’on voit dès l’abord quelle postérité pourra apporter à cette figure du genre le cinéma qui par définition choisit ce qu’il montre. Par ailleurs, si le monstre fait l’unanimité contre lui, et même s’il faut nuancer ce « contre lui », le fantôme provoque cet antagonisme de l’un contre tous, non vis-à-vis de lui-même, mais bien vis-à-vis de celui à qui il se sera montré. En règle général, l’on ne croit pas celui qui a aperçu le fantôme, quand tous nous pouvons nous assurer de voir le monstre. C’est aussi cette incertitude des sens que génère cette figure, voire cette défiance à l’égard de ce que l’on croit voir ou entendre, qui fait foncièrement cinéma lorsqu’un metteur en scène est à la barre.
                Et c’est le cas d’Hideo Nakata. Loin d’être théorique comme je le suis, Nakata va d’abord et avant tout nous raconter l’histoire de deux femmes, une mère et sa fille, Madame Matsubara et la jeune Ikuko.  Ces deux femmes traversent, et c’est le moins que l’on puisse dire, une période de bouleversements dans leur vie, à l’image de ces eaux sombres et troubles qui ouvrent le film durant le générique. Dès la première séquence, la cruauté des conditions de vie de cette jeune mère et de sa fille de 5 ans sont posées : Ikuko, encore à l’école, est filmée seule, de dos, dans la grande salle de classe, son regard triste littéralement noyé sous la pluie qui tombe en averse juste devant elle, tandis qu’en réponse, depuis un cabinet d’avocats, sa mère à travers la vitre que fouette la même averse laisse s’égarer son propre regard. Ce jeu de points de vue entre deux horizons « intérieurs », comme enfermés, associés par la pluie incessante du dehors, hantera tout le film jusqu’à sa résolution finale, où un instant le soleil aura enfin droit de cité. D'ici là, Mme Matsubara aura eu à batailler avec force et ténacité contre l'adversité toute masculine de la société japonaise. Batailler contre son mari, dont elle vient de se séparer et qui fait feu de tout bois pour récupérer la garde de son enfant, son employeur, un éditeur présenté par Nakata comme assez peu délicat même s'il conserve quelque humanité, les service sociaux, empreints de froideur et de défiance à l'égard de la jeune mère débordée, les instituteurs de la petite Ikuko, jusqu'à son agent immobilier qui lui loue ce petit appartement en lui faisant comprendre qu'au vu de sa situation, il serait préférable qu'elle l'accepte, malgré son « léger » défaut d'humidité. Enfin, le concierge de l'immeuble lui-même ne traite qu'avec mépris cette jeune femme perturbée. Ainsi, c'est bien toute la société japonaise, de ses strates les plus élevées aux plus « vulgaires », qui semble ne pouvoir faire mieux que tolérer cet être décidément presqu'invisible, presque fantomatique, pourrait-on dire, qu'est la mère célibataire en situation sociale précaire. A y regarder de plus près, il est probable que celle-ci, devenue depuis les années 70 une figure largement courante du genre, demeure pourtant encore invisible dans nombre de pays développées. La force de Nakata réside toutefois dans le portrait tout en empathie qu'il dresse de cette jeune femme qui pour ne pas s'effondrer n'a pas d'autres choix que d'inlassablement lutter d'abord contre les hommes, puis très vite, et c'est là que s'ouvre véritablement l'histoire, contre les éléments – et l'un d'eux en particulier, l'eau sombre du titre.
                La motivation de Mme Matsubara est donc de conserver la garde de sa petite fille, qui quant à elle, plus que tout semble craindre l'éventuel – et très légal – abandon dont elle pourrait faire l'objet si sa mère ne parvenait pas à mener de front l'ensemble des tâches nécessaires à sa sauvegarde : domestiques, professionnelles, judiciaires. Ce sentiment de l’abandon est ce qui structure le récit de Dark water. Contrairement aux espaces préservés et insensibles où « un fait est un fait », dixit le père lors de sa première entrevue dans le cabinet des juges, l’espace envahi sera donc celui des sens, du trop-plein des sensations, vues, entendues, touchées, à l’instar de cette goutte d’eau tombant du plafond, qui tel un asiatique supplice, ou peut-être a contrario une supplique muette et invisible et néanmoins sensible, éveille de son sommeil la jeune mère qui ne peut plus que constater la disparition de sa fille. Cette peur de perdre l’autre, et dans le même temps de se perdre, est ce qui constitue le véritable motif de l’horreur de Dark water, très loin des croque-mitaines assoiffés de sang.
                Si l’abandon est craint, c’est qu’il a déjà eu lieu. Plusieurs courtes séquences, un peu difficiles à déchiffrer dans un premier temps, nous présentent une autre petite fille, que l’on peut confondre avec Ikuko, tant sa situation semble la même : il pleut, elle attend sa mère, seule, à la porte de l’école.  C’est par le parallélisme entre ces deux histoires, dont on comprend vite que l’une a précédé l’autre, la principale, que s’insinue le fantastique dans le récit. Par petites touches, d’abord, forcément inquiétantes, et Nakata ne tente pas de biaiser : il sait que son spectateur est venu voir un film d’épouvante, et qu’il va donc avoir besoin de sa dose de peur blanche. Et de ce point de vue, on peut dire que le cinéaste est véritablement un maître du genre comme il en existe encore très peu. Dark water, s’il raconte effectivement l’histoire de la perte d’un être cher, le fait d’une manière profondément éprouvante. Dès l’arrivée de Mme Matsubara et d’Ikuko devant leur nouvel immeuble, une présence tierce, fantomatique, se glisse dans le récit : les deux femmes nous sont présentés en contre-plongée depuis le toit de l’immeuble, et l’on sent bien, grâce de la mise en scène, qu’il ne s’agit pas là d’une afféterie du metteur en scène, mais bien d’un point de vue qui va se révéler tout au long du récit pour l’envahir complètement lors de son épilogue. Autant vous dire que ces plans, rares d’abord, puis de plus en plus nombreux, donnent immanquablement et immédiatement la chair de poule. L’environnement sonore du film est à ce titre particulièrement important : Nakata n’hésite jamais à avoir recours aux codes et à la grammaire du film d’horreur traditionnel, puisque c’est aussi ce qu’il compose.
                Ainsi très vite, tout autant pour Mme Matsubara, dont le point de vue est majoritairement celui du metteur en scène, mais aussi pour le spectateur, à qui l’on fait bien attention de permettre d’en voir un tout petit peu plus, le moindre des objets quotidiens devient une source d’angoisse intarissable, si l’on voulait jouer avec les mots. Tout d’abord, bien entendu, cette apparente et légère fuite d’eau, qui finira par prendre des proportions diluviennes, mais aussi tel verre dont Ikuko se sert pour se laver les dents, l’évier de la cuisine, l’écran de contrôle de l’ascenseur dans la loge du concierge de l’immeuble. Jusqu’à l’accessoire terriblement graphique et sur lequel va se focaliser toute la terreur de la mère – et du spectateur : ce petit cartable rouge très « kawai », pour reprendre un terme tout japonais, que l’on pourrait traduire par mignon ou adorable, et qui est ici totalement subverti par Nakata. Non, la vie d’une enfant lorsqu’elle est au prise avec les difficultés des adultes, n’a rien de kawai, et l’horreur si elle intervient, n’est le plus souvent pas le fait d’une intention délibérée, mais bien d’un abandon, d’un renoncement qui laisse l’enfant à sa seule et dangereuse solitude, à l’image de ce cartable abandonné et tout à coup inquiétant.
                Le récit distille ainsi la peur par les manifestations du surnaturel, et dans le même temps par son explication rationnelle, et néanmoins fantastique : si Mme Matsubara semble bien apercevoir furtivement à plusieurs reprises une petite fille, celle présentée brièvement dans la même situation qu’Ikuko, dès la scène d’aménagement dans son nouvel appartement, l’on pourrait aussi, durant toute la première partie du récit, imaginer différents dénouements aux mystères auxquels elle est confrontée, de l’explication la plus rationnelle et paranoïaque – c’est le père qui « met en scène » les indices de la présence de cette mystérieuse petite fille – jusqu’à la plus surnaturelle : une petite fille signalée comme disparue depuis plusieurs années vivaient dans l’appartement au-dessus de celui de Mme Matsubara et Ikuko, et très probablement est-ce son fantôme qui rôde dans les parages. Bien entendu, Nakata favorise ce point de vue, sans toutefois disqualifier les autres – délire de la mère, stratagème du père, etc. Et c’est sans doute par là qu’il fabrique l’angoisse extrême qui se saisit de son récit à plusieurs reprises.
                En bon connaisseur des ressorts de l’épouvante au cinéma, il n’hésite en effet pas à pousser jusqu’à son terme les différentes hypothèses d’explication des évènements dont Mme Matsubara est le témoin, en intégrant notamment un personnage masculin, l’avocat de l’héroïne, dont la bienveillance n’a d’égal que la perplexité et le besoin de tout expliquer, pour ensuite basculer brutalement dans un autre niveau de récit. Ainsi une première rupture intervient lorsque Mme Matsubara se rend chez sa voisine du dessus pour tenter de régler cette histoire de fuite d’eau. Personne ne répond, mais lorsqu’elle reprend l’ascenseur pour redescendre chez elle, par la fenêtre, furtivement, elle aperçoit une jeune enfant dans l’embrasure de la porte précédemment fermée. Lorsqu’elle parviendra à entrer quelques temps plus tard dans cet appartement littéralement noyé sous les eaux, elle apercevra distinctement l’ombre de la silhouette de la petite fille. L’on peut considérer qu’il ne s’agit là que de tromperie : l’univers mental de Mme Matsubara, sous l’effet de l’épuisement, se dérègle, et participe de son sentiment d’abandon généralisé. Mais tout de même, en tant que spectateur, nous admettons de plus en plus le caractère fantastique du récit. Jusqu’à l’explication finale, tragique séquence de flash-back qui nous présente la petite fille « fantôme » lors de son accident : elle s’est noyée dans l’un des réservoirs sur le toit de l’immeuble et est depuis pour cette raison portée disparue…
                Cette scène d’explication – et pourtant l’horreur ne s’arrêtera pas encore là – est probablement l’une des plus saisissantes du film par son aspect plastique parfaitement maîtrisé : la silhouette très graphique de la petite fille vêtue de son imperméable jaune poussin, et portant le fameux cartable rouge sur le dos, contrastant avec le noir intense de l’intérieur du réservoir, qui apparaît alors comme un véritable réservoir de larmes, dans lequel bascule la petite fille, littéralement avalée par les ténèbres mouvantes de cette dark water du titre, cet oubli dont on ne peut s’échapper. A partir de cette séquence, le film bascule dans une grammaire plus habituelle du film d’horreur, sans néanmoins jamais se départir de son ambivalence. L’ascenseur joue un rôle central dans cette montée progressive de l’horreur jusqu’à son ultime explosion, qui ne peut qu’évoquer la fameuse séquence « shiningienne » des flots de sang déferlant dans l’hôtel Overlook. Mais une fois encore, si Kubrick apparaît comme un génie formaliste au point de vue omniscient, prétendant à chacun de ses « coups » achever le genre auquel il s’est attaqué, Nakata, avec à la fois infiniment plus de modestie et néanmoins beaucoup d’ambition, respecte profondément les codes du genre, dont il use également pour esquisser des portraits touchant et délicatement à hauteur de ses personnages, et ainsi revenir à des considérations simples sur la condition humaine : aimer au point de sauver, c’est également savoir abandonner, car l’abandon est inévitable. Il nous reste alors plus que les souvenirs, ces sensations furtives et essentielles, qui font revenir un temps l’être aimé. « Ces souvenirs eux-mêmes finiront par tomber dans l'oubli, comme les larmes dans la pluie », pour reprendre une autre célèbre citation, et pourtant ils continueront de nous hanter.
                La très belle séquence de "souvenirs", qui constitue l’épilogue du film, 15 ans plus tard, conclue sur une note proprement fantastique du début à la fin : si Ikuko retrouve un temps sa mère, comment cet appartement a-t-il pu rester en l’état 15 ans durant ? L’image est magnifique : pour Ikuko, rien n’a bougé depuis ce moment, et sa mère reste celle qu’elle était, lorsqu’elle a disparu avec l’autre petite fille – qui pour sa part, est encore là mais se dérobe à son regard. Pas au nôtre, comme point final : les fantômes sont parmi nous et nous ne les voyons pas. Seul le cinéma a le pouvoir de les révéler.

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