mardi 8 octobre 2013

Gémélité fratricide





Gandahar, René Laloux, 1987, France.

La dette du cinéma fantastique envers la littérature est, dès le début, immense. L'évocation du Frankenstein de Whale posait hier toute la complexité de cette filiation ambigüe: c'est souvent en trahissant en apparence les livres dont ils s'inspirent que les meilleurs films fantastiques trouvent leur singularité purement cinématographique et finissent par respecter l'âme de l'oeuvre originale. Ainsi de Frankenstein ou de Dracula, monstres autant cinématographiques que littéraire. Comment dissocier le monstre du Baron du maquillage de Jack Pierce, ou comment imaginer Dracula sans une cape doublée de rouge ?



C'est aussi d'une filiation littéraire forte que se revendique René Laloux, déjà évoqué ici , et pour le cinéma duquel j'avoue avoir une grande affection. Le corpus littéraire qui inspire Laloux est remarquablement homogène: c'est la science fiction française d'après guerre, qu'on pourrait identifier un peu paresseusement aux auteurs de la célébrissime collection Anticipation du Fleuve Noir- même si tous les auteurs adaptés par Laloux n'y ont pas publié.
Wul, Andrevon, Brussolo, pour son film inachevé, retravaillé ensuite par son assistant Philippe Leclerc: à la seule évocation de ces noms, on voit s'esquisser très précisément vers quel science-fiction tend René Laloux. Une  S.F baroque, débridée, dans laquelle le déchainement de l'imagination est préféré à la cohérence d'un univers, ou à l'exploration raisonnée d'un postulat scientifique. Des images fortes et poétiques, un traitement aux limites du symbolique qui dévoile un message sous-jacent, et un mépris total des conventions commerciales au profit de l'expression de visions d'auteur. Quelques éléments de l'identité des films de Laloux, présents dans ces trois long-métrages avec la même force.

Dernier de cette trilogie, Gandahar succède, 5 ans après, aux Maîtres du Temps. Après avoir supporté un  Moebius en pleine période macrobiotique, c'est à un autre grand nom de la S.F française graphique que Laloux confie la direction artistique de Gandahar. La moindre des qualités de Laloux n'est pas de savoir laisser s'exprimer l'imagination des auteurs qu'il embauche justement parce que leur univers le séduit. La présence de Philippe Caza se fait sentir à tous les niveaux du film, pas seulement au seul poste de directeur artistique. Quand on voit à quel point les long-métrages d'animation sont formatés à tous les niveaux aujourd'hui- on y embauche des gens talentueux pour qu'ils abandonnent à la seconde où ils sont sous contrat ce style même qui a séduit en premier lieu- on ne peut que chérir encore plus qu'à l'époque de leur sortie ces films de Laloux qui revendiquait si crânement la paternité partagée de ses adaptations.
Le style de Caza, impossible à confondre avec celui d'un autre, est là tout entier dès le premier plan. Un panoramique sur une mer azur, rencontrant une barque, à bord un pêcheur. humanoïde chauve à la peau bleue typique du dessinateur. Comme il se doit, on nous pose rapidement l'univers-cadre du récit. C'est, brossé en un superbe paysage qui n'a pas honte de ces traits de pinceaux et de sa chair faite d'encres, une sorte de matriarcat à la fois antique et futuriste, là encore une caractéristique typique de Caza. La cité de Jasper, qui a l'apparence d'une montagne luxuriante à profil de femme abrite une humanité de savants, de décideuses, et de dévoués  servants. Parmi eux, Syl, est envoyé parcourir Gandahar pour découvrir l'origine d'une menace aux contours flous.

Comme très souvent chez Caza, la société que doit défendre Syl est un mélange d'utopie écologiste et de totalitarisme feutré, observée avec autant d'idéalisme que d'ironie. Ambisextra, et les chefs du conseil des femmes de Jasper, s'ils ont bâti une société qui est parvenue à vivre en harmonie avec la nature, ont néanmoins organisé une société de castes, inégalitaire, où peu règne sur beaucoup, et où chacun semble programmé à ne tenir qu'un seul rôle. Et cette harmonie avec l'environnement ne s'est pas construite sans essais infructueux. Ce sont les incarnations de ces essais qui constituent les authentiques monstres de Gandahar: Les transformés, des mutants au corps grotesque, produits rejetés, comme on le ferait de déchets ménagers, des expériences ratées dans les laboratoires de Jasper. Mais, revers de la malédiction, ces corps difformes abritent des âmes capables d'entrevoir l'avenir. Très belle idée que celle de ces clairvoyants rendu plus sensible à la vérité d'une société en étant contraint de la regarder de l'extérieur.
Cette fois, c'est à Laloux qu'il faut attribuer l'importance des transformés. Simple péripétie dans le roman, Caza ne voit pas tout de suite l'importance qu'ils peuvent avoir dans le récit, même s'il prend beaucoup de plaisir à les concevoir. 

Syl pense d'ailleurs, en les rencontrant, qu'il sont la grande menace à l'assaut de Gandahar. loin de là ! Il s'avèrera qu'ils en sont l'exact revers. Car aux corps tous uniques des transformés, qui, d'une monstrueuse façon porte l'empreinte d'une créativité folle, certes, mais baroque et unique dans ces différentes expressions, les vrais ennemis de Gandahar sont les hommes-machines, des robots au corps parfaits, mais tous identiques, et si dépourvus d'âme qu'ils sont vides.  La mise en scène des hommes-machines, toute faite de plans symétriques et de composition plates jouant sur la multiplication de silhouettes identiques souligne évidemment l'analogie avec les défilés fascistes et nazis des années 30. Mais la beauté des dessins, l'inventivité de la musique (une rythmique répétitive binaire scandée par un souffle rauque) rend la symbolique plus digeste qu'on ne pourrait si attendre.
Et puis ces hommes-machines, et c'est le point de bascule du film et sa belle trouvaille narrative, ne sont pas étrangers à Jasper, puisqu'ils viennent même de son coeur. Ce sont les produit de l'expérience la plus folle créée par les savants de la cité, le Métamorphe, un être aux buts confus, mais capable de se régénérer, à condition de disposer de cellules vivantes. Un vampire titanesque, en somme, qui a besoin d'une armée de serviteurs, puisqu'il a l'apparence, nous dit-on, d'une île cerveau géante. Quand on y regarde d'à peine plus près, c'est à un gland géant que renvoie plutôt la chose. Signé Caza, c'est évident, quand on connait le goût du dessinateur pour les symboliques sexuels plus qu'explicites. Pas mal, pour un dessin-animé dont la promotion fut assurée notamment dans Le journal de Mickey...


Mieux encore: les hommes -machines, envoyé par le Métamorphe pour capturer des Gandahariens, envahissent le pays en passant par une porte... temporelle. Ils viennent du futur !
On a parlé des monstres et de leur personnalité, on appréciera autant les qualités de la figure héroïque. Syl, pressé de trouver une solution pour stopper l'invasion le fera non pas en multipliant les exploits physiques et en adhérant au modèle du soldat bravant mille dangers et dix milles pièges pour vaincre. Non, c'est uniquement en parlementant avec ceux qu'il rencontre qu'il finit par entr'apercevoir une solution. Une sorte de diplomate de l'espace, qui finit par convaincre le Métamorphe de stopper de lui-même ses projets. Celui-ci est trop fort pour être vaincu lorsque Syl le trouve, alors la créature propose au servant de l'endormir pour la réveiller mille ans plus tard, lorsqu'elle sera suffisamment affaiblie pour être vaincue. Une très belle idée, encore une fois, ambigüe et subtile: le grand adversaire dit en substance: "laisse-moi profiter de ma jeunesse, dont la joie vient de l'asservissement de ton peuple, en échange de quoi je t'épargne le spectacle de la souffrance des tiens, tout en faisant de toi le héros qui va me vaincre, mais seulement quand j'aurai bien joui" Pacte amer et étrange, dans lequel il n'est pas interdit de voir, finalement, un précipité pas si naïf de l'histoire de bien des conflits humains, et qui permet au cinéaste une ellipse assez folle de mille années en avant.
Reveillé, Syl découvre une planète entièrement aux mains des hommes-machines, et dont les transformés sont les seuls survivant originels. Ironie du sort ! Dotés d'une longévité exceptionnelle, ils ont été rejetés par le Métamorphe car leurs cellules, dégénérées ne sont pas compatibles avec les siennes.

Le récit s'achève d'une façon un peu abrupte, on n'a pas de nouvelles de la promise de Syl, et le retour d'Ambisextra et de la tête de Jasper résonne un peu comme un deus ex machina expédié. une précipitation qui jure avec le rythme extrèmement régulier du film, pourtant associé à une récit plein de péripétie et de rebondissements. Mais c'est sur ce genre d'associations à priori contraires que fonctionne souvent le cinéma de Laloux. Comme l'animation de Gandahar, qui se déroule sur un rythme aussi immuable et régulier que la durée des plans, presque toujours la même (environ 6 secondes nous dit Caza), ou que la mise en scène, composée de succession de plans fixes.
Paradoxalement, à l'heure où il techniquement possible de réaliser des long-métrages animés avec une caméra constamment en mouvement, on aboutit à des films tous semblables, ou tout est raconté à coup de travellings à toute blinde et de zooms brutaux, (essayer de tenir plus de 15 minutes devant Hôtel Transylvanie !)  quel que soit le sujet ou le propos. Ces films-machines, quelle que soit leur beauté ne font que rendre plus belle et plus essentielle encore la qualité d'un film comme Gandahar, dont les défauts, vu d'ici et maintenant, ne pèsent plus rien.











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