lundi 14 octobre 2013

Large malentendu




Lost highway, David Lynch, 1997, USA



      David Lynch fait partie de ces quelques cinéastes issus du genre d’abord largement méprisés, puis, pour de légitimes tout autant que de contestables raisons, portés au pinacle par la critique la plus exigeante, notamment française, consécration d’un Artiste du cinéma s’il en est. Toutefois, et parce que je me souviens, malgré le jeune âge qui était le mien alors, des tombereaux d’insultes que provoquèrent Dune, Blue Velvet ou Sailor et Lula – sacrilège de Palme d’or comme le fut quelques années plus tard le Pulp fiction de Tarantino – je ne parviens pas à me réjouir du statut presqu’officiel d’artiste complet auquel est parvenu ce cinéaste que j’ai révéré… Peut-être le sentiment que les beaux esprits me l’ont volé, ou tout au moins se sont appropriés ses œuvres pour faire du bonhomme une figure désormais « culturelle », que l’on invite dans les grands musées pour parader au milieu d’œuvres dont on attend que le génie adepte de méditation transcendantale nous invite à les contempler d’un œil neuf. Il s’est passé la même chose avec au moins un autre cinéaste issu du genre le plus marginal, et désormais régulièrement star de Biennales en tout poil, c’est l’autre David, Cronenberg, très loin maintenant des audiences de Rabid ou Videodrome. Avec le temps, et depuis Mulholland Drive, film vraiment surestimé, je me suis donc éloigné de ce David Lynch qui m’avait tout de même secoué plus d’une fois, jusqu’à ce Lost Highway très longtemps resté dans mon panthéon personnel comme une œuvre indépassable par son érotisme ténébreux… Signe des temps, et de l’âge avançant sans doute, j’ai eu ces dernières années plutôt le goût de revoir ses premières œuvres, notamment Elephant man, magnifique d’humanité, et Dune, que je réévalue à chaque vision et qui ne mérite absolument pas sa légende noire. Lost Highway tomba dans une forme d’indifférence, quitta mon petit panthéon, et sombra finalement dans quelques réminiscences adolescentes principalement liées à Patricia Arquette. Lorsque l’occasion s’est présentée en ce début de mois de faire de ce DVD, acheté il y a quelques temps au hasard d’un déstockage chez un épicier culturel et depuis remisé sous la pile des films à voir, mon film en L, je me suis dit qu’il serait amusant de voir ce qu’il en restait, plus de dix ans après.

      Et bien, fort des quelques films déjà vus en ce mois d’octobre 2013 et des observations afférentes ici consignées, la nouvelle vision de ce Lost Highway mémorable, m’a bien fait plaisir, et m’a pertinemment rappelé de quoi il s’agit en fait : d’un film d’horreur, tout simplement, en dépit de tous les commentaires érudits et vaguement en vogues que l’on peut lire ici ou là. Entendons-nous bien, le film s’il est certes une réussite plastique qui justifie sa réputation, est au moins tout autant un authentique film de genre, dont les éléments constitutifs sont ceux que nous avons déjà rencontrés dans les films depuis le 1er octobre chroniqués. Avec un regard débarrassé de la désormais trop imposante figure du cinéaste démiurge à chacun des choix longuement et mystérieusement réfléchi, il nous reste une expérience de spectateur qui dénude le film de ses afféteries – voire qui en rit légèrement – pour retrouver ce qu’est le cinéma de Lynch, avant d’être celui d’un auteur : une œuvre dans laquelle les signes de reconnaissance ne manquent pas et fondent la communauté d’un cinéma et de son public. Et si l’on admet avec le Chef de gare que Two evil eyes peut relever du film d’auteur dès lors qu’on le regarde avec un peu d’empathie, alors le mouvement inverse est permis : une œuvre d’auteur peut aussi se regarder avec les yeux de l’amateur du genre. Cela ne déshabille pas complètement le roi, mais participe au moins d’une désacralisation tout à fait bienvenue…
      Le film s’ouvre avec le réveil un peu difficile de Fred Madison, saxophoniste middle-age, visiblement aisé, qui vient répondre à l’interphone de sa très moderne et très chic maison à l’importun qui le réveille de si bonne heure. Ce dernier, en guise de salut, ne lui adresse qu’un étrange « Dick Laurent is dead », avant de disparaître sans même s’être fait voir. Dès l’ouverture du film, un certain mystère plane donc sur cette maison, plus encore que sur son occupant, lui-même très perplexe quant à ce mystérieux visiteur, suivi très vite d’autres présages indéchiffrables d’abord. Durant toute cette première partie du film, Fred Madison et sa femme, Renee, seront quasi les seuls personnages à l’écran. Même lorsque Fred est fugacement filmé en plein trip musical sur une scène underground angeline (de Los Angeles…), ni les autres musiciens, ni le public ne nous apparaît ; Fred est seul, dans un tête-à-tête singulier avec sa femme que ne viendra rompre qu’une rapide soirée chez un certain Andy, durant laquelle le musicien cherche à s’isoler de toute compagnie. La mise en scène de cette solitude va fabriquer la tension propre au genre : c’est qu’en dépit des apparences, il semble bien que Fred et Renee ne sont pas seuls dans cette maison, à l’allure toute hantée. Des vidéos déposées le matin sur les marches à l’entrée de la bâtisse et visionnées dans la foulée par le couple, présentent en caméra subjective le point de vue d’un intrus qui filme ses incursions nocturne dans la maison et jusque dans la chambre à coucher où reposent en plein sommeil le mari et la femme. D’autres éléments de mise en scène fabriquent le suspens propre au fantastique. Dans une séquence à la quotidienneté éventuellement discutable – il s’agit tout de même de faire l’amour avec Patricia Arquette – mais considérée comme telle dans l’économie du récit, au premier quart d’heure du métrage, le traitement de la relation des deux personnages la fait sembler irréelle, presque fantomatique. Pas de son, pas de musique, un grondement sourd seulement que l’on ne peut vraiment qualifier, que l’on n’est même pas sûr d’entendre en fait. Les gros plans sur les corps, dont la clarté blanchâtre semble prête à se fondre dans l’obscurité du lieu, donne le sentiment qu’il n’y a pas non plus de mouvement. Simplement un regard, long, entêtant et très peu érotique il faut bien le dire, entre les deux amants. Ils semblent faire l’amour comme pour se tester l’un l’autre, tout autant peut-être que par habitude – une habitude qui tout à coup se révèle dans cette scène comme une absence qui semble eux-mêmes les déranger. Ils ne sont pas là, littéralement, et si la fugace nudité de Renee a éveillé chez le spectateur un soupçon de désir, celui-ci semble pourtant absent de la scène qui suit. Cette brève vision de nudité d’un personnage féminin que l’on vient de nous présenter est un procédé que l’on retrouvera chez Kubrick dans son Eyes wide shut, très comparable à bien des égards – et jusque dans le ridicule – à ce Lost Highway. C’est que, bien entendu, le cœur du récit me semble tenir dans ce personnage double incarné par Patricia Arquette.
      L’usage très organisé du cadre et du format cinémascope qui vient opposer les corps aux décors, les lumières très excessives depuis la pénombre à la limite du noir jusqu’à l’aveuglant stroboscope très courant dans ce genre de cinéma, les dialogues inconsistants et néanmoins inquiétants entre les deux personnages, tout ceci participe de cet effet du cinéma fantastique qui prépare à l’immontrable, le délaye, et le retarde pour le dramatiser. Si Lost Highway n’était pas un film de David Lynch, il nous présenterait avec des moyens très comparables l’histoire de cet homme qui se ne sent plus très sûr de son intérieur domestique tout à coup aliéné, du fait notamment de l’indifférence qu’il pense percevoir chez celle qui vit avec lui – et qui partant semble incarner une menace pourtant encore impalpable. Il y a un doute, un autre homme s’est littéralement introduit dans sa demeure et dans sa vie, lui « volant » sa femme désormais lointaine. C’est qu’il est beaucoup question dans Lost Highway de propriété féminine. D’emblée, soyons clair, Renee nous est présentée, au mieux, comme une demi-mondaine, acoquinée avec ce musicien riche et supposément célèbre, afin de pouvoir vivre toute la journée en peignoir de soie noire, s’occuper de ses ongles peints en noir eux-aussi, et passer son temps à déambuler dans cette grande maison sans rien avoir à y faire de précis. Lors de la soirée chez Andy, on comprend vaguement qu’elle fut l’une des protégées de ce maquereau à peine camouflé. Et lorsqu’il apparaît à Fred que sa femme n’est peut-être pas l’oie blanche qu’il pensait qu’elle était, alors c’est toute l’histoire qui bascule.
      Un rapide premier mot au sujet de Patricia Arquette. Même quinze après, sa féminité troublante et très largement affolante demeure totalement intacte. Les choix graphiques de son accoutrement, en plus de son indéniable beauté originale, avec cette frange de cheveux coupée haut sur son front, ces vêtements moulants et un peu trop serrés peut-être, participent du très rare magnétisme qui se dégage chez cette actrice, réellement magnifiée par le regard d’un cinéaste pourtant décidé à « l’avilir ». Patricia Arquette promène sa silhouette charnue durant tout le film en permanence à la limite de la vulgarité et du sublime, et l’on peut dire que si Lost Highway a encore quelque valeur, c’est bien à elle qu’on le doit.
      Bien entendu, lorsque le « cocu » réalise ce qui lui arrive, il s’énerve un peu, et c’est seul qu’il regardera la troisième et dernière vidéo, celle de son meurtre conjugal – quelques images en flash, vieux procédé du genre, nous livre un aperçu de ces visions immontrables dignes des meurtres rituels de Jack l’Eventreur. Un film d’horreur, vous avais-je dit, voilà bien ce qu’est Lost Highway. Une courte séquence avant le meurtre mérite toutefois d’être extraite, qui montre bien le talent plastique de Lynch quand il s’agit ni plus ni moins de fabriquer un suspens. Fred remonte très lentement le couloir qui mène de son salon à sa chambre. La lumière, à l’habitude, est très faible, et le couloir plongé dans l’obscurité. La longue séquence de quasi-caméra subjective qui débute alors fait bien sûr le lien avec les vidéos reçues peu de temps auparavant. Fred s’avance et est comme absorbé par l’obscurité. Un miroir lui permettra d’exister encore un temps, dans une gémellité qui trouvera sa réponse dans la suite du film, mais lors de cette disparition au cœur des ténèbres, Lynch nous livre quelque chose de son cinéma. S’il s’agit en effet de traverser le miroir, le double de Renee dans le « second » film s’appellera Alice…, au cinéma cette traversée s’apparente à chercher la limite de ce qui est techniquement filmable, c’est-à-dire ce qui peut au moins à minima capter un tout petit peu de lumière. Lorsque Fred bascule, c’est qu’il a perdu cette lumière, qu’il est entré dans cet espace littéralement de « black-out », où nulle lumière ne se capte plus. Ce « trou noir » du cinéma, ce moment où pourrait se filmer ce qui se dérobe à la vue, c’est bien là toute l’essence du fantastique.
      Ainsi débute le second film, puisque Fred est incapable de se souvenir de ce moment tombé dans les ténèbres de son esprit. Il est donc condamné à mort – une preuve tout audiovisuelle existe de son forfait, que nous n’avons fait qu’entrevoir – et lors de sa détention, une terrible migraine le saisit. Le second film démarre réellement lorsque les gardiens de la prison se rendent compte que Fred a été « remplacé » par un jeune homme, Pete Dayton, qui ne peut expliquer ce qu’il fait dans la cellule de Fred Madison. Bien entendu, cette rupture dans le récit a de quoi surprendre le spectateur. Et pourtant, je maintiens que c’est bien là le dernier des soucis de Lynch que de vouloir être raccord avec son propre récit. Et après tout, tout ça n’a pas beaucoup d’importante : combien de films fantastiques connaissent un ressort qui ne peut s’expliquer ? A peu près tous… A l’instar de Two evil eyes, Lost Highway se transforme donc au bout d’une heure en un film à sketch, dont le second épisode peut maintenant commencer.
      Nous sommes dans un autre registre du film de genre dans cette seconde histoire. Pete Dayton rentre chez ses parents, passe du temps avec sa petite amie, retrouve son emploi au garage local dont le patron est forcément un chic type. L’on nage en plein teen movie,  et Lynch en profite pour célébrer les signes ostentatoires de l’american way of life. Là encore, voir Lynch comme un accusateur presque européen du mode de vie américain me semble un malentendu magistral : il magnifie les signes de l’americana sans aucun doute. A la manière d’une Katherine Bigelow dans Loveless, chroniqué la saison passée, Lynch exalte les bowlings à pistes brillantes, les garages colorés et les voitures rutilantes. Toute cette culture populaire américaine, il l’aime et cela se sent dans cette partie du film. Le point de vue a changé dans cette histoire, nous sommes désormais en compagnie d’un jeune et authentique américain, pas d’un snob forcément distant de nous à la Fred Madison. Lynch sait que son public, certes européen mais également américain, s’identifiera plutôt à ce jeune gars qu’à cet artiste qu’on imagine élitiste. Lynch, c’est beaucoup plus Pete que Fred, il me semble. Et d’ailleurs, c’est un peu cette sympathie qui nous  permet de nous raccrocher à cette histoire à laquelle, à l’instar de son principal protagoniste, l’on ne comprend pas grand-chose. Pete a disparu, il est revenu, personne ne semble vouloir lui dire ce qui lui est arrivé tellement l’horreur apparaît immense mais indicible… Le suspens tient – et il tient réellement – sur ce point aveugle, cette absence que l’on évoquait plus tôt, et dans laquelle nous sommes inclus.
      Lorsque Pete va tomber amoureux de la jeune compagne du parrain local, Alice, jumelle blonde de Renee la brune, l’on comprend toutefois que quelque chose va aller de travers. Le second personnage de Patricia Arquette a plus encore dans cette partie l’allure d’une pute. Et c’est tout à fait ce qu’elle est lorsque l’on comprend comment le parrain, M.Eddy – Dick Laurent, dans l’autre histoire…- l’a recrutée. Son apparition constitue l’un des clous du film : sublimée par le regard de Pete foudroyé par son apparition, elle descend au ralenti d’une Cadillac sur la chanson « This Magic Moment », interprétée par Lou Reed. Rien que pour cette scène à la fois proche de la publicité et néanmoins magique quant à son évocation du mystère amoureux, le film vaut la peine d’être vu. Bien entendu, les deux vont s’aimer en secret, et l’on comprend vite que tout ce film ne sert de prétexte qu’à une histoire certes d’amour, mais aussi de sexe, Pete passant allègrement des bras d’Alice à ceux de Sheila, son officielle petite amie, dans des scènes de sexe à la diversité de traitement qui confirme que c’est bien le sujet central du film. Les flics chargés de surveiller Pete le disent eux-mêmes lorsqu’ils passent leur temps en témoin des cabrioles de Pete : « quel boulot à la con… » Nous sommes nous-mêmes spectateur de ces amours très charnels, qui finissent par tournebouler littéralement la tête de Pete/Fred. Lorsqu’Alice, en manipulatrice digne d’un film noir, demande à Pete de l’aider à supprimer Andy, le même que dans le précédent épisode, le jeune homme à l’instar de Fred, s’émeut du passé très borderline de la jeune femme. Une fois encore, la paranoïa reprend sur le mode : est-ce bien à moi qu’appartient cette femme ? La caricature féminine qu’est le plus souvent Alice, entre peur et désir, colle parfaitement à la sa représentation souvent dégradante dans le film : actrice d’un porno expérimental, escort-girl contrainte à se déshabiller sous la menace d’une arme, en sous-vêtements noirs lorsqu’elle retrouve Pete venant d’assassiner Andy presque par mégarde… Alice est une trainée, dans le regard de Lynch. Et c’est ce qui fait qu’elle est diablement envoûtante. C’est par ailleurs également une traitresse, mais peut-il en aller autrement ?, lorsqu’après avoir fait l’amour avec Pete dans le désert – scène très clipeuse qui ne sert en effet qu’à exhiber la nudité de Patricia Arquette – elle lui répond qu’elle ne sera jamais à lui – « je te veux », lui répétait-il. Alors qu’elle disparaît nue dans un cabanon posé en plein désert, nous revenons à Fred, qui vient de reprendre la place de Pete. Tout est dit, Lynch conserve bien les canons américains : la femme, ce « trou noir » sans mauvais jeu de mots – et encore, serait-il approprié ici…-, est cette tentatrice dont l’âme et le corps détourne les hommes honnêtes de la ligne droite, pour les mener vers des routes perdues, des chambres des motels desquels elles ne devraient jamais sortir. Toutes des s…, semble nous dire Lynch. Si Fred a finalement tué Renee et M.Eddy, accompagné de son Gollum aux sourcils rasés – peut-être l’afféterie typiquement lynchienne qui a le plus vieilli – il était légitime qu’il le fasse. Les salauds ne méritent pas de vivre, et si Pete n’a pas le courage de se venger, s’il se rêve en Fred Madison, musicien de talent et tueur sans scrupule, pour le faire, qu’il en soit ainsi. Lost Highway, sur un vieux fond classique assez réac et très typique de l’imagerie du cinéma de genre américain, nous propose donc une simple histoire de vengeance intime. Mais après tout, le faire avec les moyens du fantastique et avec les talents plastiques du monsieur, même lorsqu’il s’appuie sur des effets très largement répandus dans le genre, c’est déjà beaucoup et mérite toute notre estime. Surtout quant on envisage à quelle ambiguïté il parvient. Pour le reste, on peut voir ce qu’on veut dans ce film…


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