mercredi 16 octobre 2013

Ni pour ni contre quoique



 
Notchnoï dozor (Night watch), Timur Bekmambetov, 2004, Russie


Je vais débuter cette brève chronique par une citation du Chef de gare à propos du film d’hier – oui, on peut se citer mutuellement, c’est flatteur un peu pour l’ego… « Peut-être que Martyrs nous rappelle radicalement ce désir que nous avons eu de voir des films. C'est aussi une vision du cinéma précieuse à une époque où toute œuvre de genre semble pensée en fonction du spectateur, qu'il faut aller convaincre non seulement de regarder un film, mais même lui donner des raisons de le regarder jusqu'au bout à coup de retournements, twists, et autres scènes d'ouvertures systématiquement spectaculaires- comme si vous alliez sortir de la salle si le programme sur lequel on va a vendu le ticket n'était pas respecté dans les quatre premières minutes. Aimer le cinéma, aimer les films, c'est peut-être aimer sans raison, ou pour des raisons mystérieuses à nous-mêmes, des cinéastes et leurs images, au point de regarder un film aussi peu aimable que Martyrs, mais qui nous fait éprouver un regard en lequel nous nous reconnaissons, et à la rencontre duquel nous voulons aller. » Ainsi, vous saurez également que nos chroniques sont écrites au jour le jour, et ce n’est pas toujours si simple !, et ont vraiment vocation à tenter, quand c’est possible, de se répondre. Entre le Martyrs d’hier et le Night watch d’aujourd’hui, il y a tout ce que décrit le Chef de guerre dans ces quelques lignes, auxquelles je n’aurais rien à ajouter : il y a toute la distance du désir du spectateur.
            Night Watch est un film russe parvenu jusqu’à nous, phénomène suffisamment exceptionnel pour le souligner, dans un pays où la production de films de genre, si elle fut réelle il y a désormais bien longtemps, n’a plus eu l’occasion de s’exporter en Occident, même dans quelque festival un peu spécialisé. Mais c’est bien là qu’est tout le tragique de la situation : pour permettre à un film issu d’une cinématographie « exotique » de s’aventurer sur les marchés internationaux, il faut le plus souvent qu’il singe le cinéma hollywoodien le plus mainstream… Et partant, se défigure. Quand Laugier fait Martyrs, et signe une œuvre radicale et personnelle, dont le succès potentiel n’a jamais pu être la motivation, Timur Bekmambetov fait ce Night watch, film qui n’est jamais cynique toutefois, parce Bekmambetov croit sincèrement dans son cinéma, à la vocation commerciale pourtant contradictoire avec ce que l’on pourrait attendre d’un cinéaste dont le talent se prostitue à des exigences qui ne sont pas les siennes. Les deux extrémités du cinéma de genre se tiennent là, devant nous : la radicalité artistique d’un côté, le talent populaire de l’autre. Il ne s’agit pas de choisir son camp, il s’agit de savoir qu’au cœur du premier réside le désir, presque la volonté du spectateur de faire l’expérience d’une œuvre, quand au cœur du second se tient le désir, presque la volonté du cinéaste de convenir au désir du spectateur. Un cinéma de l’offre contre un autre de la demande, un cinéma de la minorité contre un autre de la majorité… Entre les deux, et sans aucun jugement de valeur a priori, nous trouverons toutes les palettes possibles de la nuance dont sont constituée la plupart des films croisés dans ce blog.
            Le succès incroyable – et néanmoins mérité – de la trilogie du Seigneur des anneaux adaptée par Peter Jackson a définitivement ouvert la voie à un cinéma à grand spectacle, dont les modalités plastiques relèvent quasiment du film d’animation, en ce qu’elles substituent sans en faire mystère des images pertinemment dites de synthèse à des comédiens de chair et de sang. Cette fantasy a fait de « l’impossible image » sa puissance même, et ce n’est pas nous qui le regretterons ! Toutefois, la perte de la chair, la vraie – la fraiche pourrait-on presque dire – ne se fait pas sans un prix à payer pour cet avatar de cinéma. Il est d’ailleurs notable qu’une série comme Games of Throne, dont le succès mondial est probablement d’abord dû à la qualité de son récit, ait fait le choix d’une représentation assez peu « numérisée » de ses personnages. Les chairs existent dans Games of Throne, et les nombreuses scènes de nu soulignent le pouvoir de celles-ci, quand au contraire une autre série à vocation « fantasyste » comme Spartacus déréalise ses corps pourtant en permanence exhibés. L’ouverture de ce Night watch colle tout à fait à cette aspiration « englobante » de l’effet spécial, que l’on devrait appeler désormais « général » : il est partout, et fabrique intégralement son image. Alors, certes, il permet – et aujourd’hui à moindre frais – de représenter ces épiques batailles entre le Bien et le Mal, dont Night watch fait le cœur de son récit. Mais toutefois, l’on ne peut s’empêcher de penser également qu’il faut désormais au spectateur lambda, relativement peu désireux en fait de cinéma, sa dose de sensations fortes sur grand écran, que seules ces images sont capables de fournir.
            Si Le Seigneur des anneaux fut la série qui consacra ce rapport à l’image, c’est toutefois plus tôt que ces productions furent pensées par Hollywood pour reconquérir le public en salle. A la fin des années 90, deux films me semblent avoir dessiné ce nouveau projet : Matrix des frères (et sœur) Wachowski, et surtout La Momie de Stephen Sommers. Ce sont ces deux cinéastes qui sont à n’en pas douter les modèles de Bekmambetov. L’ouverture fantasy, si elle évoque évidemment Le seigneur des anneaux, a en fait beaucoup plus à voir avec le cinéma de Sommers. Ce qui n’empêche pas quelques très belles idées visuelles, propres au médium numérique. Ainsi lorsque la Trêve est décidé sur le champ de bataille entre les forces de l’Ombre et celles de la Lumière – oui, l’histoire est assez classique…- tous les combattants se figent dans leur mouvement encore de combat et seuls deux représentants de chacun des camps parlementent. Une trêve, c’est en effet un moment de suspension des combats, et dans Night watch, cette suspension est tout à fait littérale.
            Lorsque le film redémarre après ce prologue médiéval dans la Russie fraichement dé-soviétisée, le personnage principal, Anton, est au seuil de l’appartement d’une voyante, babouchka typique d’une certaine représentation russe. La scène se déroule à l’égal de la même scène dans le premier Matrix, lorsque Néo, qui ne sait pas encore qui il est, interroge l’Oracle, une veille femme noire qui fait des cookies, typique elle aussi d’une certaine représentation, américaine cette fois. La comparaison ne s’arrête pas tout à fait là, puisque le combat qui opposera par la suite cette voyante à deux « gardiens de la nuit » se déroulera selon l’exacte syntaxe cinématographique popularisée par les Wachowski : très grands angles, ou au contraire très gros plans, ralentis et accélérés, mouvement de caméra physiquement impossibles, montage hyper rapide, etc. Certes cette manière de faire du cinéma a des « précurseurs », dont par exemple un Sam Raimi ou un David Fincher, et ne vient donc pas de nulle part. Mais devenu à ce point un mode de narration, si évident qu’il ne nous surprend guère, et surtout ne fait même plus sens ou à défaut sensation, voilà qui mérite d’être relevé. Je vous renvoie aux propos du Chef de gare : voilà bien une grammaire du cinéma qui entérine la figure du spectateur qui ne désire plus de cinéma… Des montagnes russes, sans jeu de mot, voilà ce qu’il faut désormais lui servir pour l’attirer dans les salles.
            Tout ceci n’empêche d’ailleurs pas Night watch d’être mis en scène avec un certain talent, un sens plastique tout à fait affirmé, et une ambiance générale plutôt réussie, surtout quand on connait la faiblesse des moyens financiers avec lesquels s’est fait le film – et ce qui laisse surtout rêveur sur le « rapport qualité/prix » habituellement pratiqué à Hollywood. Le côté un glauque de la grande ville russe, Moscou en l’occurrence, participe d’un mélange intéressant entre le fantastique le plus européen et le recours aux monstres plus américains, un peu à l’instar d’un Guillermo del Toro, ou d’autres cinéastes issus de cinématographies non directement hollywoodiennes. Et d’ailleurs, c’est aussi toujours un plaisir d’entendre d’autres langues que l’anglais, et notamment le russe, langue à la mélodie décidément trop rare sur nos écrans.
            Je ne rentrerai pas dans le détail de l’histoire raconté par Bekmambetov, tellement elle semble par ailleurs confuse et assez peu digne d’intérêt. Je me bornerai à constater l’on trouve ici tout ce qui fait, hélas parfois, l’attrait du genre : des jeux vidéo, dont l’emprunt esthétique est tout à fait assumé, des jeunes et jolies pépées (russes…), un peu d’informatique en live, du hard rock à quelques moments, tout cet attirail que l’on s’obstine à considérer comme geek, et qu’il faudrait simplement baptiser « machiste adolescent », tant ces images, on nous les a servies et resservies depuis les débuts de l’industrie hollywoodienne… Une fois encore, pour plaire à son public, il me semble que Bekmambetov sacrifie ce qui pourrait faire la force authentique de son récit : un point de vue non prétendument moderne, mais bien celui d’un conteur, aussi dans la tradition russe, même plastique quand on pense au célèbre illustrateur Bilibine. Il ne s’agit certes pas pour Bekmambetov de faire dans le « national », mais tout au moins de s’affilier à une tradition qui est la sienne. La seule véritable scène poétique du film le dit d’ailleurs, résolvant en un double mouvement les contradictions dans lesquelles il s’est mis : lorsque l’on ne comprend plus très bien l’histoire racontée, nous est présenté le chef de ces Gardiens de la nuit, qui ressemble plus à un apparatchik enrichi de l’histoire récente russe qu’à l’enchanteur qu’il est, et qui passe son temps à gribouiller de petits dessins informes sur les marges de ses rapports. Celui-ci, pour mettre fin à notre perplexité, saisit son tas de paperasse, très digne là encore d’une certaine histoire russe, et tel un flipbook le feuillette à grande vitesse. Les petits dessins sur les marges se mettent alors à bouger, suivant le principe de l’animation, antérieure même au cinéma, et nous raconte les tenants et les aboutissants de l’histoire dans laquelle on est embarqué. L’on voudrait que ce moment ne s’arrête pas tant il est simple et beau, et en accord avec le conte retracé par ce personnage. Hélas, nous reviendrons très vite au film d’action initial, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit : le fantastique est désormais très souvent dilué dans cet autre genre à destination du public mâle adolescent mondialisé...
            Savoir que Timur Bekmambetov a finalement mis en scène Abraham Lincoln, chasseur de vampires ne nous surprendra pas, car c’est peut-être là la fortune de ce cinéma que de s’épanouir à la fin en Californie… Destin commun de ce Night watch, ou dans le registre du remake de films autrement moins « promotionnels », Dark Water ou Morse

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