lundi 21 octobre 2013

Repose en paix





Les Revenants, Robin Campillo, 2004, France



J’avais lors de la première saison du Train fantôme quelque peu étrillé le film Amer, pourtant produit par d’authentiques amoureux du genre. C’est que je n’arrivais pas à comprendre le dédain culturel dans lequel reste confiné le genre en France. Dans le premier pays de la Science-fiction et du Fantastique, au moins comme genres littéraires, le cinéma n’est jamais parvenu à obtenir les grâces du public ou de la critique. Et lorsqu’une œuvre parvient à se hisser à un certain degré de respectabilité, alors elle ne peut le faire qu’en se débarrassant de la revendication du genre. Ce ne serait au fond pas si grave s’il demeurait des espaces financiers et artistiques, même marginaux, pour permettre à ce cinéma d’exister. Ces dernières années, la télévision a - un peu – pris le relais du cinéma pour tenter de fabriquer des objets dignes du genre. Toutefois, le très relatif succès d’une série comme Métal Hurlant Chronicles, qui prétendait pourtant faire retour à la corne d’abondance que fut la revue de Dionnet, ne va sans doute pas pousser les executives des grandes chaînes à persévérer. Cependant, la même année, en 2012, Canal+ s’est offert une série qualité « premium », avec Les revenants, vendus à grand coup de marketing large public, entendez « familial ». L’audience fut un succès et une seconde saison est prévue l’année prochaine. Pour être franc, je n’ai pas vu cette série – on m’en a dit tout et son contraire – mais j’ai vu le film qui l’a inspirée, ces Revenants de Robin Campillo, qui à l’époque sont pourtant passés bien inaperçus… Cette postérité d’un authentique film fantastique par le biais de son adaptation pour la télévision est assez éloquente sur l’état du genre en France. Voyons un peu cela.
Robin Campillo connaît ses classiques, cela se voit dès la première image de ce film à l’ambiance incontestablement fantastique. Cette première séquence nous présente en large plan fixe une rue au bout de laquelle se trouve l’entrée d’un cimetière que l’on imagine de bonne taille. Des grilles ouvertes de celui-ci s’échappent lentement, hiératiquement, des dizaines de personnes, principalement âgées, vêtues de tenues de ville plutôt élégantes. Il n’y a pas là de suspens, nous comprenons aussitôt que ces personnages errants, à l’allure un peu hagarde, sont les revenants du titre. Des morts qui vivent à nouveau, beaucoup plus que les morts-vivants habituels de ce type de film. Et pourtant, l’ombre de Romero est bien là : ces cohortes de morts, nonchalants et inquiétants, on les a déjà vues dans nombre de films d’horreur, tant leur figure nous est familière depuis 1968 et La nuit des morts-vivants du Maître – devenu ce que l’on sait, toutefois... Bien entendu, Campillo ne peut ignorer ce bagage culturel commun à tous les amateurs du genre, d’autant qu’en 2004, nous sommes en plein « zombie revival », avec le 28 days later de Danny Boyle, sorti deux ans plus tôt, et surtout, la même année, le Dawn of the dead, remake du film de Romero par Zack Snyder. Cela a souvent été dit, la grande nouveauté de ces zombies nouvelle génération, tient dans leur très grande vélocité, à la différence de ceux de Romero qui se déplaçaient à pas lents et comptés. Campillo fait le choix très marqué de rester sur les traces de son aîné : non, ses « zombies » ne seront pas l’occasion d’un film d’action – et on l’en remercie grandement. Mais par ailleurs, Campillo prend bien soin de renverser les habituelles représentations du genre. Et partant fabrique un film qui s’il revendique sa filiation avec le genre, n’en prend pas moins aussitôt ses distances, dans un geste théorique tout français s’il en est…
Les premiers moments du film nous présentent donc ces morts revenus à la vie dans de longs plans séquences à la poésie grave et néanmoins angoissante. On voit ce qui arrive, mais on ne le comprend pas – cette incursion inexplicable et qui restera inexpliquée du Royaume des morts dans celui des vivants reste la belle idée réellement fantastique du film : l’inquiétude réside dans notre incapacité à prévoir logiquement le déroulement du récit. La musique, très aérienne et mélancolique de Jocelyn Pook, participe de cette angoisse de la catastrophe à venir, quand tout devrait conduire à la joie des retrouvailles. Campillo renverse la représentation habituelle des films de ce genre : ce n’est pas le chaos qui s’installe, mais bien l’ordre, celui administratif, militaire et policier du traitement des ces réfugiés, puisque c’est ainsi qu’ils sont traités. L’inquiétude, loin de naître de la description d’un chaos horrifique, vient plus de cet « arrangement » que les vivants trouvent avec les morts. L’ordre naturel des choses est ici foncièrement bousculé, et les nombreuses scènes de réunion filmées par Campillo à l’égal d’images presque documentaires, participent de cette ambiance à la limite de la rupture : face au mystère de ces revenants, l’on ne peut qu’organiser le plus rationnellement possible ce qui semble de l’ordre du surnaturel. Il y a dans cet argument, et la façon qu’a de le filmer Campillo, quelque chose de proche de la science-fiction. Et ce pourrait être là l’un des chemins de l’évolution du genre, si l’on se réfère par exemple au récent et catastrophique World War Z, qui normalise un argument fantastique en fable biotechnologique. Non que Campillo rationnalise, et c’est bien la force de son film, l’origine de ce phénomène, mais bien seulement son traitement. Il y a dans toutes ces scènes, qui tiennent une grand part dans le récit, quelque chose de très calme : les autorités administratives, policière et de santé ne sont pas présentées comme des monstres froids qui viennent simplement corriger une anomalie, mais bien comme des hommes et des femmes – au moins deux des quatre personnages principaux appartiennent à cette « nomenclature » - qui tentent, ensemble, de ménager l’espace de cette incursion des morts chez les vivants.
Et pourtant, l’angoisse n’est jamais loin. Bien que l’on retrouve forcément un certain nombre des scènes obligées du genre, mais comme inversées - cette fois, par exemple, les nombreuses affichettes poinçonnées sur les murs ne sont pas celles de personnes disparues, mais de personnes retrouvées – un malaise demeure : à l’inverse des films de zombies, ce ne sont pour une fois pas les morts qui n’aiment pas les vivants, mais bien l’inverse. Le personnage principal, Rachel, joué par Géraldine Pailhas, fait l’expérience des retrouvailles avec son ancien compagnon décédé deux ans plus tôt dans un accident de voiture. Ce moment qui devrait être de joie, est retardé, et ne se révèle que dans une inquiétante étrangeté littérale : et si Mathieu, ce revenu, n’était pas là ?  Le fait que dans le premier quart du film se déroulent ces scènes de retrouvailles habituellement dévolues à la fin d’un récit, provoque une attente pour le spectateur. Bien entendu, les choses ne vont pas se dérouler de cette manière apparemment si simple, avec ces morts revenus à leurs anciennes vies. Et c’est probablement de cette inquiétude que finit par s’épuiser le film.
Le principe de l’inversion des canons du genre, s’il commence par fabriquer une tension un peu nouvelle, aboutit à un sentiment de confusion, étrangement discordant avec la forme du film. On sent Campillo attentif à ne pas faire dans le pathos, et en effet, l’on pourrait basculer à tout instant dans un tel traitement. Mais par là même, le ton employé finit par désaffecter le sujet du film. Nous sommes certes dans la description clinique d’un mystère, dont quelques échantillons nous sont présentés à travers les trois personnages principaux – le maire de la ville, Rachel, et Isham, l’un des employés municipaux qui a retrouvé son fils de six ans. Ces descriptions sont froides, comme désaffectées, et nous pouvons nous demander si finalement, le point de vue qu’adopte Campillo n’est pas celui précisément de ces revenants, à la sensibilité plus que limitée. Car en effet, les morts ne sont pas comme les vivants, et les retrouvailles n’auront pas lieu : les autorités finissent pas « décréter » un apartheid de fait entre les vivants et les morts, et le film prend alors la couleur d’une dystopie pourtant toute humaine – qui n’est pas loin de rappeler d’autres œuvres de Science-fiction, comme le Fahrenheit 451 de Truffaut.
Tout cela est subtil et élégant, Campillo sait magnifier des moments simples, comme lorsque Mathieu revient chez lui et demande à Rachel si elle veut sortir ou dîner à la maison ce soir. Ce moment d’extrême quotidienneté filmé comme un instant totalement extraordinaire – Mathieu est sensé être mort – voilà où me semble résider la force du film. Tout à coup, quelque chose de normal ne l’est plus et ce qui devrait provoquer une joie intense ne participe que d’une angoisse répétée : ne va-t-on pas perdre une seconde fois celui que l’on aime ? Cette manière de traiter un thème fantastique traditionnel, on la retrouve chez un Shyamalan par exemple, mais le plus souvent empreinte d’une telle affectivité que cela finit par en devenir moral. Il n’en va certes pas de même chez Campillo, mais à l’autre extrémité du spectre, si j’ose dire, l’on ne parvient que difficilement à être touché par ce qui nous est raconté.
C’est que le Fantastique, ce sont aussi des histoires, qui même lorsqu’elles ne sont que le prétexte à fabriquer du fantastique, comme dans Les Trois visages de la peur de Bava, n’en demeurent pas moins essentielles à la construction d’un point de vue. Or, chez Campillo, le point de vue est d’abord celui d’un entomologiste du genre, qui le connaît très bien, cela se sent, qui en maîtrise les codes plastiques, sans aucun doute, mais qui ne parvient pas vraiment à sortir de cette posture savante, incapable de laisser passer le peu d’émotion que réclamerait son histoire. D’une certaine façon, et un peu à l’instar d’Amer, le film pèche par un certain « théorisme », cette façon d’aimer authentiquement un genre, mais dans le même temps de le trahir quelque peu par une position en surplomb dont il ne ressort rien d’autre qu’une forme de « commémoration » de quelque chose dont on sent bien qu’il n’existe plus. Tout se passe comme si Les Revenants était pour le cinéma français de genre l’exacte transposition littérale de son sujet : un film revenu d’entre les morts et qui ne peut plus s’adapter à la vie, car les morts demeurent dans l’incommunicabilité de leur état. Les revenant est un film fantôme, qui n’a ni avenir, ni même peut-être de présent, à l’exception des images autres vers lesquelles il fait signe – ainsi lors de la dernière séquence, avec ces morts « dormants » dans les bus les ramenant au cimetière, et qui ne peut qu’évoquer les images de la prise d’otage du théâtre moscovite intervenue deux ans auparavant.
Et pourtant donc, ce film aura une postérité télévisuelle. Je n’ai pas vu la série, mais j’imagine qu’elle ne reprend de l’œuvre de Campillo que l’argument des morts revenus parmi les vivants et se réadaptant à cette vie qui ne veut plus forcément d’eux. L’occasion pour le coup de traiter ces affrontements d’une manière toute psychologique – écueil qu’évite en effet Campillo, même lors de la très belle et unique scène de pathos où le fils d’Isham se « tue » une seconde fois. Campillo préfèrera une fin à la griffe plus mythologique : lorsque Rachel accompagne dans les souterrains où se retirent finalement les morts, son compagnon Mathieu, elle acceptera de perdre une seconde fois celui qu’elle aime mais qui n’est plus des siens, telle une Eurydice inversée, qui laisse son poète s’abîmer littéralement dans les profondeurs ténébreuses. Le genre est mort et enterré, et lorsque les corps des derniers revenants sont déposés à nouveau sur leurs tombes, ils disparaissent finalement, comme les spectres qu’ils n’ont jamais cessés d’être. Cette dernière image de morts allongés dans un sommeil éternels sur les lieux mêmes de leur repos, c’est peut-être l’une des plus belles images d’un film qui n’en manque pas, mais qui nous reste singulièrement étranger, aussi probablement parce que c’est là son sujet même : l’égarement, celui d’un film pourtant authentiquement marginal, dont les réminiscences ne manqueront pas de se rappeler à nous, comme ces revenants impassibles continuent de hanter les vivants.
A l’instar du Chef de gare hier, je dirais que ces quelques images suffisent à largement estimer ce film, dont la fortune ne s’est décidément pas écrite au cinéma.

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