vendredi 25 octobre 2013

Vices et vertus



Le Voyage de Chihiro, Hayao Miyazaki, 2001, Japon



Voilà l'instant fantôme, celui que l'on guette depuis nos écrans, et qui justifie notre dialogue par films interposés en ce mois d'octobre ! Hier, le Chef de gare écrivait sur Up, probablement au moment même où je re-visionnais Le Voyage de Chihiro. Notre "accord parfait" cette saison s'articulera donc autour du cinéma d'animation, celui non seulement pour l'enfance, mais de l'enfance, qui n'en finit pas de mesurer l'écart entre l'enfant que l'on était et l'adulte que l'on est devenu, ce cinéma dont le moteur, contrairement à ce que peut supposer l'industrie disneyenne, n'est pas tant la nostalgie que l'examen de fidélité : que penserait l'enfant que nous étions de l'adulte que nous sommes devenu ?
            Si Up abordait la question depuis le crépuscule de la vie, Le Voyage de Chihiro l'envisage depuis son aube, à travers le parcours initiatique d'une petite fille qui va faire son entrée dans le monde des adultes. Le vieil homme, dans Chihiro, n'est autre que Hayao Miyazaki, son créateur et son double, qui continue de s'étonner des Merveilles d'un monde dont l'invisibilité est le pendant de sa richesse. Le Chef de gare évoquait le sense of Wonder propre au genre, et qui, sous l'influence notamment de la culture "Disney", s'est vite confondu avec un Merveilleux qui suppose son lot de princesses, de châteaux bavarois, de créatures mignonnes - kawai, diraient les japonais - et de chansons sucrées... Les "Merveilles" dont il question dans le sense of Wonder n'ont pourtant rien à voir avec ces mièvreries destinées au marché de l'enfance, organisé par l'adulte. Si la culture populaire américaine a "adolescentisé" puis même infantilisé ce sens de l'émerveillement, notamment par l'industrie du dessin-animé, l'origine de celui-ci remonte pourtant à une histoire ancestrale, et qui n'a rien d'enfantine. La Merveille, au Moyen-âge, est ce qui provoque l'étonnement, la stupeur, voire parfois la peur. Et cette quête des Merveilles du monde est indissociable de ce qui les rend possibles, parce que visibles : le Voyage. Ainsi la relation faite par Marco Polo au XIIIème siècle de ses voyages en Chine, Le livre des Merveilles du monde, a d'abord pour fonction de nourrir l'imaginaire occidental des Merveilles aperçues - et parfois largement inventées - par le marchand vénitien : Gog et Magog, le Royaume du Prêtre Jean, mais aussi l'organisation administrative de l'Empire de Kubilaï Kahn, ou encore l'imposante richesse en or issue de la fiscalité mongole ! Autant de sujets divers et d'une authenticité variable, mais dont tous participent de la fabrication du mythe d'une terre invisible, inaccessible et pourtant bien réelle. Un autre monde, pour ne pas dire un outre-monde, qui raconte bien comment pour les hommes et femmes du Moyen-âge, la séparation stricte des Royaumes de l'Ici et de l'Ailleurs, des vivants et des morts, du réel et de la fiction,  n’était pas aussi marquée qu’elle l'est devenue par la suite. Après tout, c'est aussi au contact de cet ouvrage que le génois Colomb, assoiffé de Merveilles improbables tout autant que des promesses très prosaïques de l'or du Kahn, décida de rejoindre Cathay par voie maritime vers l'ouest, et découvrit ainsi un Nouveau Monde ! C’est depuis celui-là, près de cinq siècles plus tard, avec ce même sens de l'émerveillement, porté désormais par la Science-fiction, que l’homme s’est aventuré vers les horizons infinis de l'Espace intersidéral, ce nouveau monde dont les Merveilles ne font que commencer â nous émouvoir...
            Le Voyage de Chihiro, qui débute dans notre monde pour nous emmener dans un autre, si loin, si proche, participe de cet héritage, non seulement occidental, mais universel. Le fait que l'environnement général du film s'appuie sur une imagerie historique d'un japon féodal, à la fois éloigné de notre propre histoire et pourtant familièrement analogue, participe de cette universalité. La fascination ancienne de Miyazaki pour les univers steampunks dit aussi quelque chose de son rapport à cet Occident qui est aussi son monde, mais auquel il ne sacrifie pas l'héritage japonais qui est le sien - à la différence d'un Timur Bekmambetov par exemple. Dans Le Voyage de Chihiro, nous croiserons donc de grosses berlines de marque Audi, ainsi que des trains express, mais aussi des Dieux Putrides, des spectres sans visages, et surtout un dragon blanc, personnage pivot du film et destination réelle de Chihiro. L'histoire se déroule principalement dans un immense établissement traditionnel d’Onsen, ces bains japonais, autant de confort que de cure. Mais cet établissement au personnel multiforme et innombrable, est réservé non aux humains, qui y sont proscrits, mais aux Dieux, ou plus justement aux esprits, selon cette conception du monde animiste très étrangère à l'Occident du Livre, et évidemment très adaptée au cinéma d'animation. Si chez Disney, les animaux parlent et se meuvent comme des êtres humains, chez Miyazaki, ce sont même les boules de suif, les silhouettes en papier, les poignets de porte ou les réverbères - petit clin d'œil du Maître nippon à Pixar ? - qui s'agitent et nous émeuvent. Ce premier Voyage que fait Chihiro - il y en a beaucoup d'autres - est celui vers ce monde dont les règles diffèrent du nôtre et où, tout, tout à coup, peut se mettre à s'animer : bienvenu au cinéma.
            Le film débute donc par un déménagement - encore un !- ce moment si particulier où l'on quitte un univers familier pour en reconstruire un autre, à partir d'un étranger. Chihiro semble triste de ce changement. Comme tous les enfants, et contrairement à ce que voudrait souvent nous faire croire le cinéma qui leur est destiné, Chihiro est foncièrement conservatrice, parce que c'est là aussi ce qui fait l'enfance : le besoin d'être rassuré dans un mode sur lequel l'on n'a pas (encore) de prise et qui est donc forcément hostile. A la fois l'inverse et le décalque de Up.
            C'est cet ordre établi qu'il va s'agir de bouleverser pour évoluer, pour apprendre quelque chose, la vie dans le cas de Chihiro, la mort pour le vieux Carl de Up. Ce bouleversement passe forcément par de l'inquiétude, et parce que nous sommes dans le regard de Chihiro, cette angoisse motrice va nous apparaître dans toute sa brutalité. Il y a sûrement un malentendu concernant le film de Miyazaki et le public auquel il s'adresse : si le sous-texte, notamment sexuel, du film n'est visible qu'à celui qui veut bien le voir - et partant à l'adulte-spectateur, non à l'enfant - les images que fabrique Miyazaki n'en sont pas moins d'une violence réelle. Lorsque Chihiro se rend compte que ses parents ont été métamorphosés en cochon pour les punir de leur gloutonnerie, l'horreur ne passe pas seulement par le sentiment d'abandon pourtant tout réel - Chihiro est seule désormais dans ce monde hostile - mais aussi par cette vision d'épouvante de voir ses parents réduits à l'état de bête. Voilà bien une première séquence, préparée par l'angoissant cheminement dans un tunnel obscur gardé par des stèles grimaçantes, qui a du décourager plus d'un enfant d'accompagner plus avant Chihiro dans son voyage. C'est que Miyazaki ne nous épargne rien d'un bestiaire fabuleux à l'allure régulièrement aussi inquiétante que les monstres de nos retables, déjà évoqués dans ces pages. Si toutefois, le film ne verse pas dans l'épouvante, on le doit aussi au formidable sens du rythme et de l'humour qu'imprime le cinéaste à son univers. L'imagerie de Miyazaki n'est jamais strictement manichéenne : les "laids" peuvent être bons et les "beaux" ambigus dans leur motivation pour le moins. Ainsi en va-t-il de Haku, jeune garçon qui prend sous sa protection la proscrite Chihiro, et qui pourtant n'a comme ambition que de devenir l'égal de Yubaba, la sorcière terrible qui règne sur les bains. Celle-ci a d'ailleurs une sœur jumelle, à l'humeur plus conciliante, mais aux motivations également obscures. D'ailleurs, est-ce là la volonté de Miyazaki ou un écart "culturelle", les aventures de Chihiro, qui parvient à se faire embaucher par Yubaba dans l'établissement de bains, ne suivent pas une dramaturgie traditionnelle : nul intrigue qu'il s'agirait de dénouer, le récit avançant plutôt au gré de situations qui si elles semblent étranges n'en finissent pas moins par nous devenir familières.
            Le cœur de ce voyage tient plutôt dans la découverte d'un sentiment, d'une intériorité nouvelle, pour Chihiro, qui a besoin de ce contexte nouveau pour s'éprouver elle-même. Nous sommes dans un récit d'initiation, et celui-ci peut bien s'accommoder des plus farfelues représentations, le vrai transport est celui de l’âme. Car l'histoire, la vraie, est celle de cet amour que ressent Chihiro pour Haku, et comment elle comprend que pour le lui signifier, elle doit lui donner quelque chose qu'il n'a pas et dont il a besoin - même s'il ne le sait pas encore. Chihiro doit révéler Haku à lui-même, dans le même temps qu'elle prendra possession d'elle-même : on grandit grâce aux autres, mais l'on grandit seul. Car Chihiro est bien seule dans ce monde, et l'incommunicabilité semble être son lot, comme il l'est pour tous. Ce passage dans l'autre monde, c'est bien sûr le passage à l'âge adulte, celui où l'on devient responsable de soi, et où l'amour, qui n’est plus filial, est d'abord ce que l'on donne avant de le recevoir, et que l’on prend le risque de donner en vain... Les bains, c'est ce monde des adultes, fortement hiérarchisé, injuste probablement, où une multitude est au service du plaisir d'une poignée. Les Dieux vont nus et attendent des hôtesses une volupté qui ne semble certes pas de l'ordre de l'enfance. Lorsque l'un de ces esprits s'entiche de Chihiro, le film bascule dans une ambiguïté qui a du laisser plus d'un adulte mal à l'aise. Ce spectre sans visage, à la silhouette noire glissante à la suite de la petite fille a quelque chose d'assez malsain, plus encore que cette scène qui voit Chihiro baigner un Dieu putride à l’apparence repoussante. L’on pourrait presque faire procès à Miyazaki de dresser là le portrait d’une enfant qui apprend à devenir adulte en acceptant le dégoût que lui provoque le monde. C’est oublier que si cette dimension de la répugnance est en effet très présente dans le film, lorsque à plusieurs reprises des personnages vomissent littéralement ce qu’ils ont englouti, il existe un pendant à cette horreur, c’est la beauté. Le monde est double, comme Yubaba et sa jumelle, et il faut pour s’affirmer en accepter la contradiction, insoluble, douloureuse, et néanmoins exaltante. Si Chihiro court après Haku, et se refuse à ce spectre pourtant prêt à lui donner tout l'or qu'elle désire, c'est qu'elle finit par accepter que ses priorités ont changé : il ne lui est plus possible désormais de faire retour à l'ordre des choses qui était le sien avant ce basculement dans l'autre monde. Il ne s’agit pas là d’une défaite mais bien d’une victoire : l’amour impossible entre elle et Haku, métamorphosé en dragon blanc, peut être sublimé par une forme, celle de ce prénom que redonne la petite fille à son compagnon, et qui lui rend sa liberté – Yubaba privant ses sujets du souvenir de leur prénom pour les maintenir sous son emprise. Ce retour à soi littéral rend à Haku son enveloppe humaine, et la scène qui suit et voit d’abord tomber en chute libre puis planer au milieu de ce monde merveilleux les deux « amants » rendus à eux-mêmes et enfin en union l’un avec l’autre, est l’une des plus belles expressions du sentiment amoureux, et de l’éternel « première fois » qu’il représente. Un vertige, où l’on n’a plus peur, parce que l’on n’est plus seul. Cette Histoire sans fin, pour reprendre le titre d’une œuvre qui n’est pas sans parenté avec le film de Miyazaki, ne dure jamais qu’un instant, et lorsque le réel refait surface, la mélancolie d’avoir grandi, de se situer désormais après cet instant d’éternité, ne peut plus que s’accompagner de la plénitude d’avoir vécu. Ce qui fait l’essence des Voyages.
            Il me faudrait enfin l’œil du Chef de gare pour vous entretenir de la beauté visuelle de l’univers du film. Je n’en ai pas le talent. Je me contenterai donc de dire que ce film est beau à tomber par terre, et qu’il faut avoir vu ce Voyage de Chihiro, sommet du cinéma d’animation, et chef d’œuvre tout court.

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