mercredi 30 octobre 2013

Zone de désastre




Zardoz, John Boorman, 1974, Royaume-Uni


     Comme nous le rappelait le Chef de gare, il a fallut attendre les années 70 pour voir la Science-fiction sortir du ghetto dans lequel elle grenouillait au cinéma depuis son origine, et affirmer quelque ambition à destination d’un public qui n’était pas forcément habitué du genre. De là à dire que c’est à cette occasion que la Science-fiction est sortie de sa marge, voilà bien une affirmation que ce Zardoz bat en brèche, tant il est vrai que si à partir de 1968 et 2001, l’Odyssée de l’espace, la Science-fiction cinématographique a conquis ses lettres de noblesse critique, il faudra attendre la fin des années 70 et le succès phénoménal de La guerre des étoiles pour lui permettre d’exister en dehors de l’audience confidentielle qui restait la sienne en termes de public. Bien entendu, cette émergence publique s’accompagna d’un retour paradoxal au giron d’un cinéma feuilletonesque dont pourtant les années 70 avaient tenté de l’arracher. Zardoz, trois ans après l’Orange mécanique de Kubrick, encore lui, et un an après le Soleil vert de Fleischer, appartient à cette série de films « sérieux » que le genre produisit durant cette parenthèse enchantée, et qui ne récoltât qu’opprobre critique et salles de cinéma vides. Et pourtant, là encore, à l’égal d’un Hellraiser ou d’un Xtro dans un autre genre, Zardoz demeure dans la mémoire de ce cinéma, et est régulièrement réévalué, à l’aune il faut le dire de la filmographie ultérieure de son auteur – puisque d’un auteur plein en entier il s’agit !

      Le Chef de gare nous rappelait également que l’année 2013 marquerait probablement les mémoires comme une grande année de Science-fiction, et, en ce jour de sortie française de Snowpiercer, une semaine après celle de Gravity, nous ne pouvons que lui donner raison, et toutefois inscrire cette cuvée exceptionnelle dans une histoire dont les films déjà cités sont les précurseurs : il y a tout dans les Snowpiercer et les Elysium de cette année, des Soleil vert et Zardoz réalisés quarante plus tôt. Il nous faut donc aborder le film de Boorman selon l’angle de la tradition, celle qui secrètement irrigue un cinéma de genre à destination des adultes et non seulement des jeunes gens, et qui prétend faire la jonction avec le genre dans sa dimension littéraire, décidément la seule authentique.

      De quoi s’agit-il dans Zardoz ? Il est encore question d’une dystopie, d’un de ces mondes déficients, à l’allure post-apocalyptique et dont la parenté avec la Fantasy ne fait aucun doute. Ces mondes « abîmés », digne de la Terre simiesque de La Planète des singes, sont évidement le décalque négatif de notre monde, un alter-ego qui permet littéralement la réflexion, dans tous les sens du terme. Dans celui-ci, les Exterminateurs, au rang desquels on compte Zed, incarné par un Sean Connery à la virilité encore toute traditionnelle, carrure massive et moustache fournie, sont un « peuple » d’élus de Zardoz, le Dieu local qui prend l’apparence d’un immense masque de pierre céleste. Ces Exterminateurs sont chargés de nettoyer, entendez massacrer, ceux appelés les « Brutes », en fait l’immense majorité des êtres humains de cette Terre dévastée, considérée comme une vermine tout juste bonne, parfois, à être réduite en esclavage lors de collectifs et contraints travaux aux champs, et pour les femmes, à être violées par les Exterminateurs, dont le désir de mort ne semble n’avoir d’égal que cette pulsion sexuelle, qui les fait bien incarner un certain archétype masculin guerrier consacré. Bien entendu, nous comprendrons vite que la force brute incarnée par les Exterminateurs n’est en réalité qu’un autre esclavage, dont dispose à leur guise les vrais Maîtres de ce monde, les Eternels, une élite dont la technologie très avancée permet non seulement la maîtrise de leur propre vieillissement, mais encore l’asservissement de tout les peuples de la terre au profit de leur environnement préservé et paradisiaque.  Les Eternels, s’ils se montrent tyrans à l’égard des autres, se comportent entre eux selon les strictes codes de l’égalité et de la démocratie : connectés en permanence les uns aux autres par le biais du Tabernacle, un artefact technologique dont dépend leur survie, individuelle et collective, ils prennent leur décision en commun dans le respect absolu d’un équilibre nécessaire au maintien de leurs conditions de vie privilégiées. Toute analogie avec ce qui pourrait se passer dans le « vrai monde », vous l’aurez compris, est bien évidemment la bienvenue…
    
      Cette histoire d’écologie futuriste correspond à l’un des canons du genre, depuis La planète des singes jusqu’à Oblivion ou Elysium, en passant bien entendu par L’Age de Cristal ou Matrix : une entité supérieure, une Intelligence Artificielle le plus souvent, finit par déborder ses concepteurs et imposer son autorité à eux, voilà qui n’est pas non plus sans rappeler Frankenstein et son monstre, lorsque la créature se déchaîne contre son créateur. C’est une histoire par ailleurs aussi vieille que l’Humanité, et présente dans les mythes de chacun des cultures de cette planète, la Science-fiction s’étant contentée de lui donner simplement une actualité plus technologique et moins magique - mais au fond, il n’y a là rien de bien neuf sous le soleil. Ce qui est plus intéressant dans le film de Boorman, c’est que le cinéaste britannique ne va pas s’en tenir là. Son « essai », puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, très régulièrement se tient à l’exacte jonction du ridicule et du sublime, comme c’est souvent le cas dans ce genre de tentative – et après tout, comme le rappelait Le chef de gare au sujet de 2001, voir des singes en pyjama sauter dans tous les sens n’empêchait pas Kubrick de pontifier – mais surtout annonce un autre de ses films, à venir quelques années plus tard, et dont vous avez pu trouver le commentaire dans ces pages au début du mois, le sublime Excalibur.

      Dès l’ouverture du film, avec cette tête flottante d’un certain Arthur (!), qui règne par le mensonge sur les Exterminateurs, chargé qu’il est de l’illusion Zardoz, qui s’adresse très directement au spectateur en citant notamment Merlin, le magicien, mais aussi le Maître de marionnette, et dont l’allure elle-même avec cette barbichette directement dessinée sur son menton, ne laisse pas de doute : il va nous falloir admettre la dimension fortement conventionnelle d’un récit qui jamais ne prétendra nous « illusionner » sur ce que l’on voit. L’espace de la fantaisie dans le film de Boorman, et cela est vrai aussi d’Excalibur, n’est jamais construit par une narration et sa mise en images, qui ferait sa part belle à la manipulation. Et c’est d’ailleurs exactement ce que nous raconte Zardoz : la découverte par l’un de ses idolâtre, que le Dieu auquel il a voué sa vie n’est qu’une illusion qui elle-même camoufle le désespoir plus grand encore de l’illusionniste, n’est pas l’occasion d’une faillite, mais bien d’une libération. Car chez Boorman, s’il y a un malheureux, il n’est pas forcément celui qui ploie sous le joug de l’oppresseur, mais bien celui qui s’est fait l’oppresseur de lui-même, et a oublié la foi qui était la sienne. Du cynisme ou du nihilisme pourrait-on dire, dans le meilleur des cas, ce que pourfend, non sans humour et ambigüité toutefois Boorman de film en film depuis Le Point de non–retour jusqu’à ses dernières œuvres, tout en se situant lui-même sur ce fil du rasoir où le désespoir ne manque jamais de se muer en franche rigolade. Le fait que Zardoz à plusieurs reprises n’est pas sans évoquer un sketch des Monthy pythons – ceux-là même qui subvertirent à jamais le chef d’œuvre Excalibur avec leur Sacré Graal – nous raconte cet esprit à la fois tout britannique de Boorman et ce désir de continuer à y croire,  envers et contre toute apparence. Le faux nous dicte le vrai, voilà quel pourrait être le message de ce Zardoz dont le titre tiroir, un jeu de mot à partir du « Wizard of Oz » de L. Frank Baum, paie son tribut à une tradition certes dystopique, mais pas strictement de Science-fiction, à la façon toute anglo-saxonne, voire irlandaise, d’un Jonathan Swift ou d’un Lewis Carroll.

      Une fable, certes de Science-fiction, mais une fable d’abord, voilà ce qu’est le récit que met en image John Boorman. Aux côtés de toute un appareillage très high tech sous des dehors largement psychédéliques, comme la bague-projecteur, la matrice de plastique délivrant périodiquement les clones des Eternels, l’IA en forme de pierre précieuse dont la mémoire se situe dans les réfections lumineuses, la fortification par champs de force, etc. séjournent donc une « Dame du Lac », lorsque Zed fait son entrée dans le Vortex, ce monde protégé des Eternels, des statues de pierre représentant les Dieux antiques et abandonnées dans cette Arche bucolique, des paysages tout droit sortis de la geste arthurienne, des manoir écossais, une minoterie, et toute une imagerie rurale. Cette confrontation fabrique des images dont la force à certains moments du film rattrape très largement le kitsch incontestable des choix de mise en scène dès lors que Boorman tente une représentation mystico-technique des « charmes » high tech mentionnés plus haut, et qui passe très littéralement par l’usage excessif du miroir diffractant l’image unique en une myriade de représentations dont l’allure ne manque certes pas d’intérêt mais qui finit très certainement par lasser tant l’on sent que le cinéaste n’a pas beaucoup d’autres moyens à sa disposition pour nous faire traverser ce Wonderland pour adulte.

      Car, je le répète, et c’est par là que conclurai, ce film est à destination d’adultes. Comme souvent chez Boorman, l’objet filmé est d’abord un corps, en l’occurrence beaucoup plus celui de Connery – qu’il faut voir tout de même dans ses différents costumes, depuis ce bikini rouge jusqu’à la robe de mariée vers la fin du film – que de Charlotte Rampling. Et ce corps est un corps qui agit, d’abord par la force ou la violence, mais aussi par sa sexualité, chez Boorman indissociable de la même pulsion. La violence et l’érotisme forment les deux facettes d’une même médaille, dont Boorman se fait comme le chaman lorsqu’il s’agit là de célébrer tout simplement les forces vitales à l’œuvre dans toute entreprise de création. Alors, certes, le message est un peu lourdaud, lorsque la séquence finale nous présente dans toute leur nudité les deux héros devenus parents d’un jeune éphèbe qui prendra leur suite. Mais le symbolisme de ces séquences, puisque le film est construit de bout en bout sur ce principe d’images littérales et incantatoires, participe de la volonté du cinéaste britannique de filmer une œuvre panthéiste, même si celle-ci demeure le brouillon, qui prête parfois à rire, du chef d’œuvre que sera Excalibur.

      Enfin, constater les nombreux points communs de ce film lumineux à l’atmosphère pourtant désespérée, presque écolo-punk, si l’on voulait créer un néologisme pour l’occasion, devrait nous déniaiser quant à une tendance lourde de la Science-fiction qui confine finalement à faire retour -  réfléchir – sur notre propre réalité en un potentiel film d’horreur. Nous commencions ce mois avec Akira, nous le finissons avec Zardoz, la boucle est bouclée. Les voyageurs (dans le temps !) peuvent descendre de voiture !

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