Le Chef de
gare, hier soir dans sa très convaincante chronique au sujet du monumental Seigneur des anneaux, n’a pas fait
référence à un texte dont il est évident que Tolkien l’avait sans doute en tête
lorsqu’il « créa » l’Anneau Unique de Sauron, c’est La République de Platon. Ce texte, vieux
de 25 siècles, nous raconte, certes comme une expérience de pensée au milieu de
tant d’autres, l’histoire, la fable devrait-on dire, de l’anneau de Gygès. Ce
dernier, simple berger, découvre par hasard au doigt d’un géant mort depuis des
lustres, une bague d’or qui, lorsqu’il s’en saisit, lui procure la faculté de
se rendre invisible à loisir. Grâce à ce pouvoir nouvellement acquis, Gygès
peut s’en aller séduire la reine Nyssia, et finalement la débarrasser de son
mari, le roi Candaule, celui-là même qui avait invité Gygès, encore très
visible, à venir admirer sa femme dans toute la gloire de sa nudité – origine
légendaire de la pratique érotique du candaulisme, qui depuis a connu de beaux
jours en peinture et sur internet…
L’évocation
de cet anneau de Gygès intervient dans La
République, lorsqu’il s’agit de s’interroger sur la fonction et la
destination de la justice : si l’on n’y a pas intérêt, le respect des lois
et de la justice n’est-il au mieux pas qu’un exercice de naïveté ? Au
fond, la justice n’est-elle pas le faux-nez
de la faiblesse et de la lâcheté d’hommes qui ne peuvent tirer leur intérêt
d’une situation dans laquelle ils ne se trouvent pas en position de force ? Ce
questionnement reste tout à fait d’actualité si l’on pense un instant aux
questions politiques et économiques qui continuent d’agiter notre débat public,
et aux théories qui s’affrontent encore au sujet notamment de la justice
fiscale et sociale, par exemple… Certes, chez Platon, plus exactement chez
Glaucon, le contradicteur de Socrate – attaché, lui, tel un antique Gandalf
éclairant les hommes, à l’immanence de la Justice – ce Gygès n’est pas
exactement l’équivalent du Gollum qu’il deviendra chez Tolkien, puisqu’en
effet, cet anneau du pouvoir contribue grandement à sa fortune finale. Cette
question de la justice redoublée de celle du pouvoir est au cœur du roman de
Tolkien. A l’accroissement du pouvoir chez un être – homme, magicien, hobbit,
démon… - correspond toujours l’affaiblissement de sa capacité de compassion. Le
personnage pivot de cette problématique est Gollum, dont la soif de pouvoir n’a
par ailleurs d’égal que son caractère pathétique. Le grand sujet
« philosophique », s’il y en a un dans Le Seigneur des Anneaux, répond ainsi à la fable de Platon :
plus l’on convoite le pouvoir, plus l’on prend le risque de s’exclure de toute
communauté. L’Anneau Unique, c’est aussi l’anneau de la solitude…
Ce
propos est dès 1897, et d’une façon certes plus divertissante, celui de H.G.
Wells, auteur essentiel du genre, à la postérité équivalente à celle d’un
Tolkien. C’est aussi le sujet, beaucoup moins insouciant cette fois, du film
que James Whale tira de ce roman en 1933, année sombre pour le monde s’il en
est, dont les chroniqueurs de la Terre du Milieu auraient pu dire qu’elle nous
faisait entrer dans un Âge de Ténèbres, digne des pires heures du Mordor… Mais
avant d’ergoter sur l’urgence du film
de Whale, un petit retour au roman de Wells s’impose. Je ne reviendrai pas ici
sur la postérité de l’auteur britannique, que j’avais évoqué l’année passée au
sujet de sa Machine à explorer le temps
– je ne me doutais pas alors que j’explorai moi-même déjà l’année suivante du
Train ! L’Homme invisible est
postérieur de deux ans à La Machine à
explorer le temps, et traduit le même penchant pour les tribulations
scientifico-politiques qui feront la réputation du maître – que l’on pense à L’île du Docteur Moreau, roman qui se
place précisément entre les deux œuvres citées plus haut. Cette époque de la
toute fin du XIXème siècle, c’est aussi le moment de la naissance de ce nouvel
art qui va révolutionner notre manière d’envisager le divertissement d’une part
mais aussi le rapport aux masses et à ses manipulations par le pouvoir d’autre
part, j’ai nommé le cinématographe ! Il est amusant, voire troublant, de
constater que cet homme invisible naît à peu près au même moment que le médium
qui pose comme prérequis justement le visible
avant tout. L’homme invisible, c’est littéralement l’homme qui ne peut être
perçu par le cinéma ; a priori,
il est la forme qui est insaisissable par les moyens du cinéma. L’homme
invisible, c’est aussi bien sûr la simple réactualisation par la
science-fiction, nous le voyons bien dans la première moitié du roman de Wells,
d’une figure traditionnelle du fantastique qui est celle du fantôme, de
l’esprit frappeur, ce corps sans corps, qu’on ne voit pas comme tel mais dont
on peut constater l’empreinte qu’il a
sur le monde – il renverse des objets, fait tourner les tables, écrit des
messages sibyllins, etc. Autant de manifestations mystérieuses qui continuent
de faire les beaux jours du cinéma « internetisé »
des Paranormal activity décidément
ancrés dans une tradition ancestrale…
Bien
entendu, ce paradoxe du personnage de l’homme invisible au cinéma, est aussi ce
qui fait son intérêt cinématographique : comment filmer l’invisible ? Au-delà du film de genre, voilà bien une
question qui dût préoccuper tout cinéaste un peu sérieux, voilà qui semble
presque un programme de tout l’art du cinéma ! Que Whale se confronte à
cette sévère question n’est pas sans rapport avec le propos même du roman de
Wells. Nous l’avons dit, il y a toujours quelque chose de l’ordre du
divertissement dans les œuvres de l’auteur britannique. La dimension
aventureuse, voyageuse, curieuse en
fait, de ces récits, à l’instar d’un Jules Verne en France, n’est jamais
négligée. L’Homme invisible, avant
d’être une parabole sur le pouvoir, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit
tout de même, est avant toute chose un roman d’aventures, les aventures de cet
homme invisible – pour reprendre le titre que très justement donnera John
Carpenter à sa propre version cinématographique de cette histoire. Et lorsqu’il
s’agit de filmer ces aventures insolites, puisqu’a priori, on ne les voit pas…, le recours à la « magie »
du cinéma, entendez sa capacité d’illusion, son origine foraine en fait -
peut-être donc sa substance - s’impose. Le nom technique de cette magie se
nomme « effets spéciaux », et il est sûr que l’exigence que ceux-ci imposait
pour une adaptation digne de ce nom du roman de Wells ont probablement pesé
dans la balance lorsqu’il s’est agi pour la Universal, encore elle !, de
désigner James Whale comme metteur en scène du film. Si toutefois L’Homme invisible, le film, dépasse la
seule virtuosité de l’adaptation technique d’une œuvre a priori impossible au cinéma, ce n’est
pas seulement par la grâce toute réjouissante des effets spéciaux, mais aussi,
à l’instar du roman, par la mise en scène de l’hubris du pouvoir, et son caractère tout à la fois grotesque et
effrayant. Il n’est pas impossible de penser là à une tradition toute
anglo-saxonne, fortement ancrée dans un humour moqueur que l’on retrouve aussi
bien en littérature qu’au cinéma, et qui trouve son plein épanouissement dans
ces années 30’ et 40’ quand rire revient au même que s’inquiéter – pensons au Great Dictator de Chaplin réalisé 6 ans
plus tard… Car bien sûr, même si ce regard n’est que rétrospectif, n’oublions
pas que nous sommes en 1933 lorsque Whale se saisit du « monstre » de
Wells, et à son sujet nous sert un personnage autrement plus inquiétant que
celui du roman.
Encore
un mot au sujet de ce roman. Il consiste durant toute sa première moitié en une
succession de scènes littéralement burlesques, a priori très peu littéraires et très fortement cinématographiques,
ce qui n’est pas d’ailleurs sans provoquer quelques longueurs très sensibles
pour le lecteur – certes du XXIème siècle que je suis… En outre, il y a dans la
langue même de Wells quelque chose de strictement visuel : il décrit ce
que l’on verrait si l’on pouvait voir, parfois directement de son point de vue de
narrateur impersonnel, parfois du point de vue de tel ou tel personnage, témoin
plus ou moins direct des agissements de l’homme invisible. Ainsi dans une
longue « séquence » où les ouvrages scientifiques de l’homme
invisible « disparaissent » de l’auberge où ils se trouvaient
retenus, la scène nous est-elle présentée visuellement
de trois points de vue différents ! Il y a comme quelque chose de déjà
cinématographique dans ce découpage
de la narration. Wells n’est jamais loin du commentaire de ce qu’il nous
présente : il cherche à voir ce qui ne peut être vu. Il nous faudra
attendre d’entrer dans l’intériorité du personnage de l’homme invisible, qui
est en fait savant et s’appelle Griffin, pour que l’on puisse saisir enfin quelque
chose qui dépasse la simple conséquence de ce qui nous a été présenté
auparavant, et ne pouvait d’ici là se révéler,
presque au sens photographique du terme que comme image manquante, littéralement. C’est toutefois, me semble-t-il, dans
cette absence très présente qu’il y a quelque chose de positivement
cinématographique déjà dans le roman de Wells, et d’assez « anti-littéraire ».
Lorsque toutefois, nous avons, par la confession, enfin accès à l’intériorité
du personnage, et donc à son histoire – ce rapport libre à la chronologie demeurant l’une des prérogatives de la
littérature comme nous avons pu le voir déjà avec Les Fils de l’homme – la figure que nous dresse Wells de ce Griffin
esseulé et tragique, transforme tout à coup l’histoire d’une bouffonnerie un
peu saugrenue en tragique numéro de guignol finalement saignant. Ce n’est pas
le moindre des talents de l’auteur de nous avoir ainsi « baladé »
tout au long d’un roman apparemment inoffensif pour nous abandonner enfin au
pathétique d’une situation politique.
Il me semble qu’avec des moyens à la fois assez proches, je l’ai dit ce texte
appelle naturellement le cinéma, et pourtant assez vite divergents, Whale
parvient à un résultat tout à fait comparable, et en phase avec les dangers qui
poignent en ce premier tiers du XXème siècle.
Le
film s’ouvre sur la désormais célèbre silhouette intégralement encapuchonnée
d’un homme au milieu d’une tempête de neige, qui rejoint l’intérieur d’une
auberge « populaire », le mot n’est pas usurpé…, et demande aux
tenanciers des lieux une chambre où il pourrait loger un temps indéfini. Passée
la surprise devant l’allure étrange de ce nouveau venu, l’homme est finalement
accueilli, et devant le peu de sympathie qu’il manifeste à l’égard des habitués
des lieux, devient très vite le réceptacle de tous les fantasmes des habitants
du village. Il est pour les uns un malfaiteur en fuite, qui protège son
identité réelle, pour les autres, il est un accidenté horriblement défiguré qui
ne peut plus se tenir en public sans provoquer l’effroi, il est pour tous l’incarnation de leurs fantasmes,
puisqu’il semble bien n’être rien de bien sensible toutefois, vieux paradoxe
toujours triomphant : c’est sur ce que l’on ne voit pas que l’on projette
le mieux ses chimères. Dans toute cette première partie du film, l’homme
invisible restera globalement pour le spectateur le mystère qu’il est pour le
reste des personnages. Toutefois il nous sera plutôt malaisé de nous identifier
aux individus auxquels Whale assimile cette foule opposée à l’individualité de
l’homme invisible. Tous, qui marchent par paires, couples mal assortis et vite
ridicules, semblent liés entre eux par la lâcheté et la faiblesse, ainsi que
par ce désir de mettre au pas cet homme étrange, marginal et insaisissable.
Dans cette première partie du film, Whale semble dérouler devant nous un plaidoyer
en faveur de la singularité. Il ne semble bien qu’il n’y a que l’individu à
sauver au regard de la bêtise de la populace. Nous ne sommes pas très loin
alors du regard compatissant du cinéaste sur son monstre de Frankenstein, souvenez-vous,
qu’une foule venait finalement lyncher parce qu’elle ne pouvait supporter son atroce
différence – et certes, aussi, parce que la créature en question avait commis
un meurtre terrible, même si en réalité ce n’était qu’un accident. Toutefois, dès lors que l’homme invisible se déshabille
pour échapper à cette foule ignoble,
quelque chose qui n’a pas à voir avec le Frankenstein se met en place : ce nouveau monstre n’inspire pas tout à fait
la pitié, à la différence du précédent. Il apparaît dès l’abord comme arrogant
et méprisant vis-à-vis de la plèbe. Et même s’il reste inquiétant, lorsqu’il
entraîne cette masse dans les tourments de sa fuite, c’est par son rire qu’il
continue d’exister pour nous autres spectateurs-auditeurs. Le rire sardonique et presque hystérique de l’homme
invisible, voilà ce qui fait au moins autant sa marque que les vêtements dont
il se couvre pour apparaître au monde.
Il
est évident que Whale n’avait pas beaucoup de choix de mise en scène, dès lors
que l’homme invisible s’est intégralement débarrassé de ses vêtements, pour
faire exister ces scènes burlesques et néanmoins inquiétantes de rixes entre
adversaires dont l’un reste invisible à l’autre. Ce rire, élément sonore,
plutôt absent du roman qui n’en a pas besoin pour nous décrire ces scènes, rejoint néanmoins une autre préoccupation de
Whale, me semble-t-il. Il y a chez l’homme invisible quelque chose de
foncièrement manipulateur, dès l’abord. Contrairement au roman, dans lequel les
velléités de pouvoir du scientifique n’apparaissent que très tardivement, lorsqu’il
ne semble pour lui plus y avoir d’autre option, dans le film, le personnage de
Griffin est très vite présenté comme mégalomane. S’il est effectivement l’individu
face à la foule, il n’en demeure pas moins également l’orgueilleux face aux
humbles. Et même si Whale n’hésite jamais à se moquer de ces personnages
modestes, voire médiocres, il semble également assez vite choisir son camp :
plutôt leur insignifiance inoffensive que l’ambition dangereuse du savant. D’une
certaine manière, c’est comme si Whale pouvait enfin condamner ici Frankenstein
devenu sa propre créature et non celle-ci, pathétique victime des agissements
criminels d’un autre. Enfin, le savant fou et son résultat aberrant sont une
seule et même chose – invisible à défaut d’être indicible…
Le
film ne va donc pas vraiment s’embarrasser des états intérieurs du personnage
de Griffin. A la différence du roman, qui nous décrit notamment une relation du
savant à son père, et une scène de funérailles tout à fait bouleversante qui
raconte quelque chose d’assez simple sur la condition humaine et mortelle, Whale
et ses scénaristes ont simplement « fabriqué » une fiancée abandonnée
pour permettre de tenir un récit qui doit aller à son inévitable conclusion.
Contre les désirs de toute-puissance de ce tyran aux pouvoirs paradoxaux, il
faut mobiliser l’entièreté de la communauté des semblables. La scène du « conseil »
policier et communal, dans lequel tous, policiers, populace, magistrats, sont
présents au même titre autour de la grande table de l’auberge, afin de
débrouiller sous le feu de questions du commissaire la situation confuse dans
laquelle se trouve le village, il y a une transparence de chacun – tous sont visibles
à tous - et des propos – il s’agit de
tout tirer au clair – qui dit assez
littéralement de quoi est faite la justice, et partant la démocratie qui s’y
appuie : la faiblesse de chacun, c’est la force de tous, pour peu que
chacun consente en toute bonne foi à s’en remettre à tous. Cette opposition formelle
de la transparence, que l’on pourrait presque nommer semblance dans le cas de
ce conseil où tous sont mêmes, contre l’invisibilité d’un individu, c’est
exactement le dispositif qui va perdre Griffin, pourtant très intelligent
scientifique. C’est aussi, semble nous dire Whale, le seul chemin qui vaille :
l’intelligence n’a pas à rester la propriété de son seul possesseur, elle doit,
pour exister pleinement, se parlementer
longuement et se partager entre tous. Cette auberge, puis la demeure du
professeur Kemp, collègue de Griffin, vont ainsi devenir littéralement le lieu
d’une guerre, celle de la tyrannie d’un seul, même plus intelligent que les
autres, contre le jugement partagé de tous. La guerre entre despotisme, même
éclairé, et démocratie, même médiocre. Un combat très anglo-saxon,
souvenons-nous encore une fois des Fils
de l’homme, le roman.
Lorsque
l’homme invisible parvient néanmoins à remporter la première manche de ce
combat désormais à mort, l’on sent bien que Whale ne veut pas débarrasser trop
vite les démocrates de leur attirail grotesque – dès lors que le désordre
règne, c’est très vite chacun pour soi et Dieu pour tous… Mais toutefois, c’est
sous l’autorité non usurpée mais charismatique du chef de la police qu’ils
finiront, tous simplement en se tenant la main pour encercler la demeure où s’est
réfugié l’homme invisible, par se saisir de ce dernier, et enfin par le tuer…
Le film a depuis longtemps basculé dans la nuit. Les derniers sourires et
ricanements sont oubliés. Nous sommes désormais dans un drame, et nous allons
aboutir à une tragédie : tout le pays s’est mis en marche contre la menace
invisible. Whale filme à cette occasion une scène très contemporaine de son
époque, avec voitures, téléphones, et journaux radiodiffusés, de la mise en
route d’une grande traque enfin sérieuse, qui n’est pas sans évoquer ce que
seront certains films de propagande quelques dix ans plus tard. La blague est
terminée. Comme un écho à son Frankenstein, c’est par le feu mis à l’étable où
il s’est réfugié que le peuple parviendra
à mettre hors d’état de nuire l’homme invisible. Dans la mort cependant, celui-ci
retrouve son visage et réapparaît à tous, sous les traits de Claude Rains, occultés jusque-là. A cet instant, même
s’il est mort, son « lynchage » cesse. Par ce visage, formidable idée
formelle, il vient de retrouver le monde des hommes : justice est faite – et
justice lui est faite. De ces
dernières images, Whale ne tente nullement d’ôter leur gravité. Voilà bien un
immense gâchis, celui de l’illusion du pouvoir. L’homme invisible, c’est aussi
le grotesque finalement tragique du tyran. En 1933, cette intuition allait hélas
connaître de nombreux développements...
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