mercredi 28 octobre 2015

28/31 : The Tree of Life, Terrence Malik, USA, 2011. De 30’58’’ à31’09’’




               Un astéroïde entre en collision avec la Terre et provoque un cataclysme aux dimensions planétaires.





                Depuis Einstein, il y a un siècle, on a connaissance de l’enchevêtrement de l’espace et du temps. Avec Kubrick, il y a cinquante ans, on a fait l’expérience sensible de cette intrication. Et même si le saisissement perceptif de la dernière partie de 2001, L’Odyssée de l’espace restait en deçà de l’intelligible, quelque chose de la singularité de cette conception de l’étoffe de notre univers nous parvenait, sous une forme esthétique à même de fabriquer l’analogie à la théorie mathématique, seule expression exacte de cette étrange idée.


                Avec Malik, qui répond là très directement à Kubrick, le voyage ne se déroule plus dans l’espace mais dans le temps. Cette « Odyssée du temps » si elle n’est pas de science-fiction, n’en reste pas moins également une exploration à travers l’espace, celui consubstantiel au temps qu’il initie, d’horizons prodigieux qui ont toute leur place dans notre mois à tirer des plans sur la comète. Ce film est à ma connaissance le seul qui, en dehors du genre pourtant, tente la représentation d’un évènement essentiel à la fois à la science et à la « fiction » - entendue ici dans son sens le plus ancestral de mythe : l’origine de l’Univers. La Création pour les cosmogonies, le Big Bang pour l’astronomie. On a beaucoup glosé, à raison en partie, au sujet du mysticisme chrétien de Malik. Toutefois, je pense qu’il est légitime de voir dans The Tree of Life autre chose qu’une célébration de la Grâce dans son sens le plus strictement chrétien. Malik s’empare dans son film d’un certain nombre de motifs obligés d’un cinéma qu’on peut considérer, même de loin, comme appartenant au genre, et s’il ne prétend jamais faire le « légendaire bon film de science-fiction » qu’affirmait réaliser Kubrick, sa posture à l’égard de son aîné fonde la perception que l’on peut avoir de son film. 


                D’une certaine façon, avec 2001, L’Odyssée de l’espace, The Tree of Life est l’un des rares films mettant en jeu des « agents cosmiques » que pourront apprécier des spectateurs qui ne sont pas habitués au genre. Si ces deux films se répondent, c’est aussi qu’ils se permettent d’être étrangers à l’habituel « attirail » de la science-fiction, tout en en relevant tout de même pour un spectateur qui aime sincèrement le genre. 


                La question du point de vue structure tout le cinéma de Malik. J’avais pu relever dans une chronique l’an passé au sujet du Contact de Zemeckis, que l’usage de la Steadycam, caméra « flottante »,  et comme omnisciente, s’apparentait au point de vue de Dieu, motif essentiel d’une certaine spiritualité américaine. C’est évidement le cas au plus haut point dans The Tree of life. La grammaire sinueuse de ce mode de prise de vue, mais aussi et surtout sa forte proximité avec les sujets filmés, participent toutefois d’un point de vue qui n’est paradoxalement pas de surplomb. S’il y a un regard chez Malik, et celui-ci est essentiel puisqu’il est ce qui fonde la Grâce, sujet essentiel de tout son cinéma, c’est qu’il est d’abord au côté de ses personnages. Ce regard, c’est avant tout une quête, qui ne s’identifie pas au sujet filmé, mais qui l’accompagne, et parfois l’abandonne. Ce point de vue éminemment subjectif laisse toute sa place au spectateur, puisqu’il lui donne l’occasion de redoubler cette déambulation du regard. Cette double distance fabrique l’empathie comme telle : la compassion réside au cœur du cinéma de Malik, parce qu’elle laisse le spectateur regarder avec celui qui nous montre, à la façon dont deux fantômes pourraient converser, en l'absence de toute échange verbal - deux fantômes, ou deux anges... D’une certaine façon nous sommes là à l’opposée de la grammaire de l’immersion. Nous ne sommes jamais à la place du personnage, mais toujours dans sa proximité – et donc dans son altérité. Nous regardons même faire le metteur en scène, et par là nous nous trouvons comme rejetés hors du déroulement de l’action, dans un rapport au temps discordant. Il me semble que faire le reproche à Malik d’avoir un cinéma sophistiqué ou académique, qui façonne de la « belle image », relève du contresens complet : la Grâce, c’est le regard, jamais ce qui est regardé. Aussi est-il nécessaire dans une telle économie de l’image de s’extraire de son sujet pour s’abandonner à la seule sensation de ce que l’on voit, et en faire résonner les échos, au-delà du seul sens intelligible, même dramatique, tel qu’on peut le rencontrer chez Abrams par exemple.


                Ce rapport si particulier à l’émotion, puisqu’il s’agit toutefois de cela, se passe en deçà de l’intelligibilité, et chercher « du sens » ou du récit, qu'il soit allégorique ou dramatique, à la place de la sensation, revient à se tromper de registre. En cela, son cinéma rejoint en effet celui de Kubrick, mais si chez l’auteur de 2001, la sensation finit toujours par s’abîmer dans l'enjeu de l’(in)intelligible, chez Malik, la sensation n’a d’autres fins que de déployer les images qu’il nous propose, dans un jeu de correspondances qu’il s’agit surtout de ne jamais résoudre, puisqu’alors le regard n’aurait plus qu’à s’absenter.


                Nous voilà bien loin du plan proposé ce jour… Il me semblait néanmoins essentiel de « théoriser » un tout petit peu au sujet du projet de cinéma global de Malik, chez qui Dieu lui-même est donc d’abord et avant tout un cinéaste – ce qui raconte quelque chose de l’ambition démesurée du garçon…


                Nous sommes donc dans ce premier tiers du film au terme de cette séquence d’une vingtaine de minutes qui a nous a montré la création de notre monde, depuis l’explosion primordiale de l’Univers jusqu’à l’apparition de la vie sur notre planète, d’abord cellulaire, puis complexe, et même animale, avec cette scène qui a tant fait ricaner d’un dinosaure en épargnant un autre, sans aucune raison apparente. La raison, la voici toutefois peut-être sous nos yeux : ce météorite qui s’écrase à la surface de la Terre, et qui « rebat les cartes » de l’ordre naturel. Le fort fait place au faible, comme c’est le cas toujours en fait dans cet écoulement du temps qui consume toute chose. N’oublions pas que The Tree of Life est d’abord l’histoire d’une famille, dans l’Amérique à la fois étriquée et néanmoins glorieuse des années 50’, décennie des derniers feux d’une Americana désormais mythifiée. Ce récit nous présente le passage d’une génération à une autre, d’un système de valeur fondé sur l’autorité à un autre, motivé par la contestation, et qui trouvera l'occasion de sa pleine expression lors du deuil d'un frère - ou d'un fils, c'est selon. Cette génération qui s’élève contre la précédente, et qui est celle de Malik, perçoit, au sens strict, c'est-à-dire sensible, la future chute des pères, condition de sa propre émergence. 


         Il y a dans cette cellule familiale exemplaire quelque chose de cosmique, foncièrement lié à ce voyage dans le temps que nous propose le cinéaste. Pour que les faibles adviennent, il faut que les forts se retirent, de gré ou de force, tout simplement. C'est là le principe même d'une certaine entropie, d'un certain déséquilibre nécessaire à la continuation de tout mouvement d'organisation d'un système. La surface de cette demi-sphère que rien ne semblait devoir venir perturber se trouve ridée par ce petit point d'impact, dont on peine même à imaginer qu'il puisse avoir un quelconque effet. Le plan précédent nous présentait pourtant cet astéroïde, le fameux, aérolithe cabossé en gros plan, tournoyant sur lui-même, et dont la taille semblait occulter du ciel toute la planète Terre. De fait, avec ce nouveau point de vue, il nous apparaît pour ce qu'il est : une minuscule poussière avalée par notre globe. Un instant auparavant, on pensait qu'il allait pulvériser la planète vers laquelle il se dirigeait. L'instant d'après, nous sommes surpris de percevoir ses répercussions dantesques sur notre Terre. Notre point de vue a changé, et pourtant notre regard continue d'être surpris. C'est que nous regardons ce spectacle avec quelqu'un d'autre.


         Cette apocalypse, cette révélation, c'est un accident, voilà tout, semble-t-il nous être dit. Et ce sont ces accidents, ces contretemps, qui font l'histoire de l'Univers comme celle des familles. Ce sont eux, en tout cas, qui portent le souvenir que l'on garde de ces moments de crise, qui peuvent alors devenir un destin. La question de savoir qui ou quoi engendre ce destin est probablement plus anecdotique que d'aucun ont voulu le prétendre, au sujet d'un cinéaste dont le mysticisme n'est jamais si catégorique qu'il pourrait sembler - lorsque l'on se laisse toutefois vraiment porter par son regard.   

     

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