vendredi 21 octobre 2016

21/31




Mon Dieu, qu’il est difficile de réussir un film d’horreur de nos jours… Nous avons déjà plusieurs fois eu l’occasion de le dire depuis le début de ce mois, le genre relève d’une forme de voyeurisme qui confine au masochisme : prendre plaisir à regarder des choses déplaisantes, voilà bien un paradoxe qui suppose une grammaire étrange, dont le caractère propre se situe sur le seuil même de nombreux chemins de traverse, à même de dénaturer le propos raconté. L’humour, l’excès, la référence, l’air du temps, autant de détournements qui peuvent devenir évitements. Mais la plus grande difficulté pour « faire peur » relève de nos jours d’une toute autre gageure. Peu importe le mode de narration, et au cinéma, de « monstration », choisi, l’enjeu essentiel reste sans doute la capacité à renouveler une forme dont les ressorts demeurent fondamentalement ancestraux : susciter un pur sentiment, celui qui nous renvoie à notre finitude, et plus encore à notre angoisse essentielle de mort violente. Depuis Hobbes, on sait que si l’homme est un animal, il est d’abord le seul qui connaît sa mort prochaine - « la pire des choses, c’est que c’est certain », pour reprendre l’une des dernières phrases du film du jour - qui peut intervenir à tout moment. Cette terreur de la mort violente, dès lors qu’elle est dissoute dans d’autres enjeux, n’a plus à voir avec le film d’horreur en tant que tel : films d’action, de guerre, westerns, thrillers, mais aussi films catastrophe, de science-fiction ou même mélodrames, tous ces genres brassent certes cette angoisse fondamentale, mais au profit d’un autre type de récit, aux finalités distinctes. Le film d’horreur est sans doute la seule forme esthétique à faire de cette peur panique de la mort violente, irrationnelle et fondatrice, toute la substance de son récit. Dès lors que ses formes ont envahi presque tout les récits possibles, il devient difficile de retrouver son principe « pur ». C’est l’enjeu que s’est donné David Robert Mitchell, et même si à mon avis, il échoue en partie dans cet ambitieux programme, grâce doit lui être rendue quant à une tentative tout à fait estimable.

Le film s’ouvre sur le paysage traditionnel des films d’horreur depuis les années 70’, la suburb américaine et ses maisons alignées le long de pelouses impeccablement entretenues. Au mitan du film, nous constaterons le revers terrible de cet american way of life. C’est que le récit se situe dans la banlieue de Detroit, la ville sans doute la plus touchée par la crise immobilière et financière de la fin des années 2000. Pour l’heure, en ces premiers instants du récit, quelque chose cloche néanmoins déjà : une jeune femme sort en courant depuis l’une des maisons, erre un instant sur la chaussée, puis retourne précipitamment dans la maison, avant de fuir en auto. Elle a vu quelque chose que nous ne voyons pas, ni nous, ni les autres personnages en jeu. Cet « invisible » du récit, nous nous en doutons, va être le ressort principal du film. L’invisible comme motif de cinéma d’horreur, voilà bien quelque chose d’excitant ! Cette forme plastique, nous l’avons cependant déjà souvent croisé dans ces colonnes : l’homme invisible pour la science-fiction, mais surtout le fantôme pour le fantastique, il s’agit d’un motif bien connu du genre. En faire dès l’abord un enjeu entre spectateurs et personnages, c’est tenter ce renouvellement que j’évoquais plus haut. La mise en scène apparente et néanmoins discrète - un long plan séquence en panoramique à 360° - nous promet non pas un commentaire, mais une participation à cette angoisse, c’est bien plus qu’il n’en faut pour nous affoler !

Oui, mais… Ce prologue se termine naturellement par un plan d’horreur graphique assez habituel. La jeune femme a été assassinée - on ne sait par qui, ni pourquoi, mais l’on sait comment : de manière atroce, as usual. Et c’est là qu’intervient la première difficulté, intrinsèque au genre : l’angoisse générée par la peur de la mort violente se termine le plus souvent au cinéma… par le spectacle de la mort violente ! Pas vraiment de surprise, juste une attente, corroborée par cette image répugnante d’un corps disloqué. Au fond, une grammaire du récit proche du prologue de Scream, le ricanement en moins. C’est l’un des attributs les plus spécifiques du film d’horreur que de révoquer son principe même dès lors que son dénouement nous est montré : l’épouvante n’existe ainsi que dans son attente, jamais dans sa pure manifestation. Le gore ne provoque pas la peur, éventuellement le dégoût et la répulsion, ce qui a à voir avec le genre au plus haut point, mais ne relève pas de l’angoisse que nous évoquions plus haut. Braindead n’est jamais inquiétant. L’humour y tient d’ailleurs une place qui doit comme « médiatiser » l’horreur graphique présente à l’écran. Il en allait d’ailleurs de même pour le Scream que nous avons (un peu piteusement) commenté la semaine passée, comme si Craven avait alors refusé son propre sujet.

C’est il me semble dans ce paradoxe propre au genre que s’enferre Mitchell, et c’est là l’une des raisons de ma déception finale. Le récit, assez sophistiqué, nous explique par la suite ce qu’il en est de ces personnages paniqués et fuyants, inaccessibles au commun des mortels : ils voient ce que les autres ne voient pas. Des voyants, voilà ce qu’ils sont, dans le sens presque poétique du terme, mais aussi éminemment fantastique, puisque ces mêmes personnages doublent leur capacité d’une malédiction, celle de voir la mort personnifiée venir les chercher, tranquillement, mais inexorablement. Ce motif plastique d’une mort incarnée, qui peut prendre toutes les apparences, et que seuls ceux qu’elle vient prendre peuvent voir, fabrique une indéniable épouvante, qui repose sur une familiarité inédite. L’horreur n’est pas provoquée par une apparition extraordinaire, mais par la plus ordinaire des manifestations possibles : tout le monde peut devenir son vecteur. Une certaine paranoïa, certes très dans l’air du temps, s’installe alors, et participe d’une peur panique qui ne peut jamais connaître de répit dès lors que le personnage principal, celui de Jay, est à son tour « maudite » à la suite du rapport sexuel qu’elle a avec son compagnon, lui-même déjà concerné. Mais la force de cette non-représentation de l’horreur, puisqu’elle peut être partout, est très vite évacuée au profit d’un récit plus conventionnel - comment se débarrasser de l’entité - et surtout aux représentations conformes aux canons du genre depuis les années 80’. La mort apparaît donc d’abord sous les traits improbables d’une femme nue déambulant dans les sous-sols désaffectés d’un parking à étages, puis d’une vieille femme décharnée errant dans les rues de la ville et les couloirs d’un lycée. Avant, franchement, de choisir le registre classique du monstre : un enfant aux allures de zombie, un géant qui a tout de l’ogre de conte, etc. 

Au fond, Mitchell, en nous entrainant dans le regard de Jay, désamorce la capacité d’épouvante que son histoire portait pourtant. La scène (presque) ultime dans la piscine municipale, où les amis de la jeune femme tendent un piège au monstre - puisque ce n’est finalement que de cela qu’il s’agit - présente bien l’écueil dans lequel tombe le cinéaste. Jay se plonge dans l’eau de la piscine, apparemment persuadée que l’entité ne viendra pas jusque là. Néanmoins, la bande d’amis a installé au bord du bassin tout un tas de matériels électriques branchés qu’il s’agit de plonger le temps venu dans l’eau afin, on suppose, d’électrocuter la créature. Je ne rentre pas dans le détail de ce dispositif narratif, ce n’est pas la première fois qu’on tente de sortir d’une situation qui semble dans l’impasse par un procédé un peu factice. Alors que l’entité entre dans le bâtiment et rejoint les bassins, Jay l’aperçoit et indique à ses amis où elle se trouve. Il n’y a rien d’autre dans cette scène que la jeune femme au milieu de l’eau, en proie à la panique, et ses amis qui l’interpellent et parcourent précipitamment les bords du bassin, aveugles à la menace. La créature alors n’a pas de forme, elle est littéralement invisible, et l’épouvante relève de cette absence de forme. Dès lors que, pour la localiser, les amis lui jette dessus une nappe qui trahit sa présence, on bascule comme de Dark Water à L’Homme invisible. La question de la forme, même plastique, de ce qui n’a pas de forme, tout à coup se trouve résolue : la silhouette ainsi dessinée n’a plus comme vocation que de disparaître. Et l’angoisse qu’elle portait avec elle,  de s’évanouir dans une fin à la grammaire de film d’action : le monstre abattu qui se relève, que l’on parvient à noyer, mais qui saisit dans un dernier geste d’agressivité la cheville de la pauvre jeune fille, et qui enfin est terrassé à bout portant, et par hasard, par le camarade de la victime. Une fin qui ressemble à celle de Scream finalement, et à celle de tous ces films au « méchant increvable », forme ultime d’un récit dont le but inavoué est finalement de nous rassurer : même la mort peut mourir, si l’on insiste un peu…

Il faut croire que depuis les 80', tout film d'horreur américain - j’insiste, américain  - ne relève finalement que de l'exercice de style, du « méta-film » d’horreur, comme s'il était impossible d'évoquer l'horreur autrement que par la médiation du genre et de son histoire. Cette impuissance, souvent burlesque, parfois, comme ici, mélancolique, signe probablement un certain caractère post-moderne de ce type de cinéma. C’est à mon sens moins le cas dans la science-fiction par exemple, peut-être parce que celle-ci est plus « intellectuelle ». Une autre explication à cette inconsistance de l’épouvante au cinéma a certainement à voir avec son infusion dans tout le cinéma. De marginal le genre est devenu à partir des 80’ majoritaire, et a fini par se communiquer à tous les genres que nous évoquions plus haut. L’image ultime de la mort de la créature dans ce It follows me semble à cet égard assez signifiante : Jay regarde dans la piscine et voit un nuage de sang se répandre dans le bassin. Cette image littérale d’un « bain de sang », nous l’avons en tête depuis le Shining de Kubrick, date presqu’officielle d’un certain décès du genre sous sa forme la plus franche. A partir de là, on ne sait plus voir les fantômes autrement que comme des monstres. 
  
Et si Jay ne meure pas vraiment dans ce film, son regard quant à lui appartient à une autre époque, révolue, à l’instar de ces quartiers ouvriers cruellement filmés par Mitchell, et véritable « horreur » du film. Ce monde disparu, peut-être plus littéraire, d’une épouvante « innommable » assez proche de l’univers d’un Lovecraft, ne semble pouvoir survivre à la lumière de l’écran de cinéma… Un autre monde, qui a besoin de ténèbres pour continuer à nous effrayer vraiment, sans toutefois qu’on sache de quoi il se compose, mais dont on sait que « le pire, c’est qu’il est certain ». 

Enfin, je préfère ne même pas revenir sur la question sexuelle dans ce récit, tant il faudrait une fois encore constater à quel point l’Amérique semble faire du sexe le seul véritable épouvantail d’une société plus « coincée », dans tous les sens du terme, notamment social, que jamais…



  

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